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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/785

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du vieux Butterfly. Il ne doutait point d’ailleurs que son nom, son titre et son mérite extraordinaire ne vinssent aisément à bout d’une petite Américaine. Il fit donc les premières démarches pour se rapprocher de Cora, qu’il n’avait fait qu’entrevoir. Néanmoins il affectait la plus grande réserve. « Il ne faut pas gâter ces petites gens, se dit-il, par trop de familiarité. Ces boutiquiers sont trop heureux de recevoir sous leur toit un descendant de Richard Strongbow, premier comte de Kilkenny. Je veux que Cora me respecte avant de m’adorer. »

C’est une chose digne d’attention que la passion des sociétés démocratiques pour les titres de noblesse. Tout le monde veut être l’égal de son supérieur et non de son inférieur. Il n’est pas un Américain revenant d’Europe qui ne soit plus fier d’avoir été l’hôte d’un diplomate ou d’un prince que d’avoir été l’ami de Humboldt ou de Geoffroy Saint-Hilaire. Quand l’aristocratie de naissance n’aura plus de crédit en Europe, elle retrouvera une patrie dans la fière république des États-Unis. C’est un reste de l’éducation et des préjugés anglais, dont les fondateurs de la confédération étaient imbus dès l’enfance. Aujourd’hui même encore, les planteurs du sud se considèrent comme fort supérieurs aux manufacturiers du nord, et se décernent volontiers l’épithète de chivalrous, c’est-à-dire descendans des nobles et des chevaliers, tant il est beau de commander, même à des nègres.

On devine que miss Cora Butterfly, si facilement séduite par l’espérance d’épouser un riche Français et de déployer ses grâces dans un salon de Paris, fut vivement émue en apprenant l’arrivée d’un jeune lord, neveu, disait-on, du dernier gouverneur général des Indes, et appelé lui-même aux plus hautes destinées. On racontait des merveilles de sa fortune et du crédit dont il jouissait à la cour d’Angleterre. En quelques jours, grâce aux bruits habilement semés par Roquebrune lui-même, le lord n’était rien moins que le gouverneur général des possessions anglaises dans l’Amérique du Nord. On savait de bonne part que le précédent gouverneur venait d’envoyer à Londres sa démission, et que son successeur devait négocier à Washington un traité d’alliance avec le président de la république américaine. Les gobe-mouches sont nombreux dans les grandes villes. Les gens de New-York, bien que fort occupés de leurs affaires, ont encore du temps pour imaginer ou répandre les puffs les plus extraordinaires. On devine quel effet de tels bruits produisirent sur l’esprit aventureux de la belle Cora. Le jour même où elle rêvait la conquête d’un gouverneur du Canada, elle reçut deux lettres, l’une de son père et l’autre de Bussy. Le vieux Butterfly lui rappelait les conditions du marché qu’il avait conclu, et la pressait de revenir à