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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/873

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à la poésie bourgeoise s’entend, au drame intime, où le naturel se concilie avec la passion. Le style noble, la simplicité grandiose de Raphaël leur déplaît souverainement. « Le beau mérite qu’a eu Raphaël avec ses saintes familles ! Prenez une belle femme, un bel enfant, un beau vieillard; affublez-moi tout cela de grandes draperies comme personne n’en porte : voilà votre sainte famille faite. Ne vaut-il pas bien mieux représenter Claudio dans sa prison disant à Isabella : « La mort est une chose terrible ! — et Isabella répondant : La vie avec la honte est haïssable. »

On voit que ces messieurs n’ont pas lu le Laocoon de Lessing, qui a posé si judicieusement les limites qui fixent à jamais le terrain de la poésie et celui de la peinture. Ce qu’il y a d’admirable dans la scène de Measure for Measure, c’est la gradation insensible avec laquelle Shakspeare a montré la peur de la mort opérant sur un jeune homme bien né, au point que, sans perdre tout à fait l’intérêt du spectateur, il en vient à supplier sa sœur d’avoir des complaisances pour un vieux coquin qui est son juge. Le poète a fait une des plus belles scènes qui se puissent inventer, en observant toutes les transitions, toutes les pensées successives qui mènent Claudio à faire cette étrange requête. Le peintre ne peut exprimer sur sa toile qu’une action instantanée; par conséquent une conversation suivie ne peut être de son ressort.

Il y a quelques semaines, je me trouvais à Manchester, traversant assez rapidement une des salles ouvertes aux artistes contemporains, lorsqu’un tableau aux couleurs vives et crues, attirant l’œil forcément, m’obligea de m’arrêter, de regarder, et bientôt après de consulter le catalogue pour avoir l’explication d’un sujet que je ne pouvais comprendre. Mais il me faut d’abord décrire ce tableau. Dans un cottage fort élégamment meublé, une jeune femme rousse, — c’est une couleur assez belle, surtout en peinture, — chante devant un piano ouvert. Elle tient à la main un papier de musique. Derrière elle, un jeune homme en toilette du matin, lui passe gaiement un bras autour de la taille. Elle a la bouche ouverte, et probablement elle fait une roulade, mais avec une grimace terrible, et de plus, en mettant mes lunettes, j’ai reconnu qu’elle avait des larmes dans les yeux. A côté de ce groupe, sous un fauteuil, on aperçoit un chat qui partage le goût d’Arlequin, lequel, comme on sait, n’aimait que les sérénades où l’on mange. Ce chat s’est procuré un serin et est en devoir de le croquer. Tout cela est peint avec une minutie extraordinaire, et chaque accessoire est traité avec le même fini que les têtes des deux personnages humains. Les gants du monsieur ne sont pas absolument neufs, je crois même apercevoir une petite décousure à l’un d’eux. Le châle de la dame