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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/158

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le concours spontané de la population. Il est passé dans les mœurs publiques, à plusieurs lieues à la ronde, que tout individu dont les allures font suspecter la folie, — et dans le pays on s’y connaît, — soit reconduit à Gheel comme à sa résidence légale. Une prime d’un franc par lieue de parcours accordée à quiconque ramènera un aliéné stimule les bons désirs de chacun. Ainsi se pratique sur tout le territoire de la commune, et même en dehors, une surveillance générale et permanente qui déjoue la plupart des tentatives d’évasion. On admettra qu’elles doivent rarement réussir, si l’on considère qu’en suivant les routes battues, l’aliéné se trahit par ses airs et sa marche. S’il veut se sauver à travers les landes, son vagabondage accuse ses projets, et facilite son arrestation dans un pays découvert. Comme néanmoins ces mesures n’ont pas toujours suffi, l’usage s’est établi de temps immémorial d’entraver par des chaînettes de fer les aliénés qui manifestent quelque tendance à s’évader. Ces entraves ne peuvent être posées qu’avec la permission du médecin, et pour peu qu’elles soient attachées avec soin, elles ne déterminent ni ulcérations, ni excoriations[1].

Après avoir fait une part si large à la liberté, Gheel, on doit le reconnaître, est autorisé à la revendiquer comme le premier principe régulateur de tout son système. Le travail en est le second. Chaque aliéné sans doute est libre de s’abstenir du travail ; nulle discipline matérielle, nul moyen coërcitif ne l’y contraint. Néanmoins il suffit très souvent de quelques paroles encourageantes et de l’exemple pour retirer de l’oisiveté un grand nombre d’aliénés. On en compte d’ordinaire la moitié, quelquefois les deux tiers, qui s’occupent utilement. À la maison, femmes, jeunes filles, vieillards, infirmes, prennent part à tous les soins du ménage, mêlés sans aucune distinction aux enfans et aux servantes. Dans le bourg, quelques femmes trouvent à s’employer dans les ateliers de dentelles. Parmi les hommes, il en est qui travaillent pour leur propre compte et acquièrent une clientèle en rapport avec leurs aptitudes. Nous avons parlé d’un herboriste qui faisait concurrence au pharmacien en titre. On cite en ce moment à Gheel un excellent menuisier, fort intelligent mécanicien, qui gagne beaucoup d’argent dans l’exercice de son industrie. Cet homme, d’origine hollandaise, ayant servi

  1. En novembre 1856, on comptait 58 aliénés traînant des chaînettes sur 778, soit un treizième. C’est une proportion plus faible que du temps d’Esquirol, qui constatait 42 malades liés sur 400 tout à fait libres. Par une amélioration dont l’hospice de Bruxelles a pris l’initiative sur la proposition de M. Parigot, des freins et chaînettes, fabriqués de manière à ne point blesser les membres et à gêner les mouvemens aussi peu que possible, ont remplacé l’ancien modèle de chaînes, qui étaient fort incommodes et retenues par une espèce de lourd cadenas.