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VI. – ÉTAT PRESENT ET AVENIR DE GHEEL.

De l’exposé que nous venons de faire, quelles conclusions nous reste-t-il à déduire tant sur le rôle présent de Gheel que sur son avenir ? Et d’abord cette colonie d’aliénés produit-elle tout le bien dont elle possède au moins les germes ?

Quelques esprits inclinent tellement à la négative, qu’ils déclarent Gheel destiné à une prochaine décadence, prélude d’une disparition complète. Ce fatal pronostic, ils le déduisent, soit des imperfections et des abus qu’ils découvrent dans l’institution, soit de l’invasion progressive de la civilisation ambiante, qui en chasse peu à peu le meilleur caractère, à savoir le calme dans l’isolement. Cette conclusion désespérée doit être avant tout écartée. Les imperfections et les abus de Gheel, que nous n’avons pas dissimulés, ne sont tant signalés que parce qu’ils frappent à première vue en un lieu où tout se passe au grand jour, tandis que dans les asiles fermés des abus bien plus graves peuvent se cacher derrière des voiles à peu près impénétrables. Quelques-uns des griefs imputés à Gheel sont d’ailleurs imaginaires. Tel est l’aspect un peu pauvre de l’existence matérielle. Cette pauvreté, commune aux paysans et aux aliénés, ne serait-elle pas plutôt un titre d’honneur ? Soigner fraternellement des infortunés qu’à raison de leur misère on repousse partout ailleurs, ou qu’on n’accueille qu’à titre de prisonniers et de malades réglementaires, n’est-ce pas une des plus rares et des plus touchantes applications du dévouement ? Il est, au surplus, très probable que les aliénés pauvres sont encore à prix égal mieux logés et nourris, mieux couchés et vêtus à Gheel que dans les hospices consacrés par la bienfaisance publique et privée aux mêmes infortunes. Il reste donc à l’avantage de Gheel la vie de famille, le grand air, le travail et la liberté. Ce qui subsiste encore d’abus ou d’imperfections tient si peu aux bases essentielles de la colonie, que les établissemens destinés aux riches aliénés s’efforcent de reproduire les caractères constitutifs de Gheel au moyen de beaux jardins, de vastes parcs, de relations amicales avec la famille des directeurs. Ces principes perdraient-ils leur efficacité à Gheel parce que l’application en est plus large, et que depuis dix siècles ils sont passés dans le sang, dans la foi, les mœurs, la conscience, les habitudes de toute une population ?

Le danger résultant des progrès envahissans de la civilisation ne semble pas moins illusoire. Tout ce qui était à faire est fait à peu près, et n’a rien d’inquiétant. Le chemin de fer passe à Herenthals, à deux heures de Gheel ; le canal de l’Escaut à la Meuse est distant