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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/248

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votre récit pour savoir ce que vous éprouvez ? S’il en était ainsi, vous seriez donc plus savant que lui, et dans ce cas pourquoi le consulteriez-vous ? Allez, effendi, et soyez parfaitement tranquille sur votre santé, elle est en bonnes mains, pourvu toutefois que vous me donniez aussi quelque chose, afin que je recommande à mon père de vous nommer dans ses prières.

Benjamin, dont la bourse était à sec, offrit au petit clerc un couteau qu’il portait pendu à sa ceinture, et qui fut accepté de la meilleure grâce du monde, après quoi le petit garçon pria Benjamin de se retirer pour laisser la place libre à d’autres illustres cliens du derviche qui étaient attendus incessamment. Ne trouvant aucun prétexte pour prolonger sa visite, Benjamin s’éloigna. Il se dirigea de nouveau, la tête basse, vers la maison habitée par le capitaine, à qui il tenait à raconter son histoire. Chemin faisant, il se demandait, ce jeune esprit fort, si les cailloux, le ruban de fil et la poudre pouvaient empêcher un homme de trop dormir ou de trop veiller, d’avoir trop chaud ou trop froid ; il en était là de ses réflexions lorsqu’il arriva dans l’antichambre du capitaine.

Le secrétaire ou plutôt le factotum de l’officier causait à voix basse dans l’embrasure d’une fenêtre avec un homme vêtu à la mode de Constantinople, âgé d’à peu près cinquante ans, à la taille haute et bien prise, au teint excessivement brun et marqué de la petite-vérole, doué de deux beaux yeux très grands et très noirs, au regard expressif et mobile, tour à tour doux et paisible comme celui d’un mangeur d’opium, fier et cruel comme celui du tigre, ou couvert, pénétrant et rusé comme celui d’un jésuite de roman. Ce personnage, ai-je dit, était vêtu à la mode de Constantinople, ce qui en Asie-Mineure est le costume réservé aux étrangers, aux hauts dignitaires de l’état ou aux très riches seigneurs. Les vêtemens de l’inconnu n’annonçaient pourtant pas un millionnaire ; les coutures en étaient considérablement plus pâles que le reste de l’étoffe, et un morceau de drap marron se montrait effrontément au milieu du dos d’une redingote en drap noir. Les moustaches et les sourcils étaient de cette belle couleur d’ébène qui n’appartient qu’à la jeunesse ou à un excellent cosmétique ; autour des tempes et le long des joues, rasées, mais non pas aussi fréquemment qu’on eût pu le désirer, quelques poils gris semblaient considérer avec étonnement et jalousie les reflets bleus et luisans de la moustache. Enfin autour de la tête et en dehors du fez flottait une chevelure mélangée de mèches couleur acajou et de mèches d’un bel orangé. Pour expliquer cette bizarrerie, il me suffira d’apprendre au lecteur que les cosmétiques européens sont aussi chers que rares en Asie ; tel peut en employer pour sa moustache qui doit se contenter des teintures indigènes pour la