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vint au secours des deux parties, en prononçant le mot de backchich et en lançant un regard significatif à Benjamin, tandis qu’il désignait du doigt son vénérable maître. — Bien volontiers, se hâta de répondre Benjamin en fouillant dans sa ceinture et en mettant dans la main du derviche tout le contenu de sa bourse, qui n’était pas richement garnie ; je viens demander les prières de mon père, ainsi que ses conseils, dans une affaire des plus délicates, et qui me tient fort à cœur.

Il s’arrêta sur ces mots, car le derviche s’était prosterné sur son tapis et s’empressait de gagner honnêtement la petite somme perçue à l’avance. Sa prière ne fut pas très longue, et à dire vrai Benjamin ne pouvait s’attendre à mieux, vu la modicité de son bachchich ; il était impatient d’ailleurs d’exposer ses craintes et ses douleurs, et lorsqu’il vit le derviche se relever et se disposer à profiter des soins que son petit clerc ne cessait d’accorder au narghilé, Benjamin éprouva une vive satisfaction. — S’il vous plaît maintenant de m’entendre, mon père,… commença-t-il ; mais il s’arrêta encore en voyant le derviche, qui, loin de l’écouter, fouillait dans un sac pendu à sa ceinture et en tirait divers objets mystérieux, tels que cailloux, chiffons, sachets en papier contenant diverses poudres, un vieux livre, etc. Dans cette macédoine sacrée, le vieillard choisit deux cailloux, de forme et d’espèce différentes, un bout de ruban de fil et une pincée de poudre qu’il présenta à Benjamin en lui ordonnant de porter les deux cailloux sur son cœur, d’attacher le ruban autour de son poignet, et de jeter la pincée de poudre sur la braise du foyer domestique aussitôt qu’il serait rentré dans sa maison. Le tout valant six piastres, Benjamin, qui avait vidé sa bourse pour obtenir les prières du saint homme, fut obligé d’aller emprunter les six piastres à un de ses compatriotes, c’est-à-dire à un habitant de son village qui possédait une baraque en bois sur la place du marché de la ville, où il se rendait deux fois la semaine pour vendre les légumes et les fruits que les paysans lui cédaient à vil prix. Le fils de Mehemmedda aurait volontiers emprunté et payé une somme plus forte pour obtenir un moment d’attention de la part du derviche ; mais il ne fallait pas y songer. Le saint homme avait l’air profondément stupide, et le petit garçon qui remplissait auprès de lui les fonctions de serviteur, de drogman et d’intendant, assura Benjamin que les remèdes du saint docteur guérissaient tous les maux, de quelque nature qu’ils fussent, et que l’usage établi dans ces sortes de consultations ne permettait pas au consultant d’expliquer ses sensations ni de décrire ses souffrances. — Croyez-vous que mon père ne connaisse pas votre état cent fois mieux que vous ne le connaissez vous-même ? s’écria le petit serviteur, légèrement indigné ; croyez-vous qu’il ait besoin de