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d’indépendance ne manquent pas dans la littérature anglaise ; la poésie lyrique cependant n’obéit-elle pas encore à l’inspiration de Byron, et surtout de Shelley ? Le roman seul, avec Dickens et Thackeray, avec mistress Gaskellet miss Charlotte Brontë[1], montre une fécondité hardie qui ne s’interrompt pas. Or, en face des succès du roman, pendant l’ère d’imitation que traversent le théâtre et la poésie, les travaux de la critique et de l’histoire vont grandissant de jour en jour. Il n’y a pas dans les lettres britanniques un nom plus justement honoré que celui de Macaulay ; Thomas Carlyle est un des penseurs les plus originaux de notre siècle, et sir Charles Grote, l’historien de la Grèce antique, s’est fait une place éminente dans la littérature de l’Europe, lorsqu’il a dérobé à l’Allemagne l’ardeur de son érudition, l’audace et la pénétration de sa critique, pour les unir à la solidité de l’esprit anglais. Quant à l’Allemagne, ses poètes s’en vont : Henri Heine est mort, Uhland se tait, Rückert se répète, ce qui est encore une fâcheuse façon de se taire ; le théâtre s’épuise en vaines tentatives, et le roman, malgré des succès partiels, est bien loin de pouvoir rivaliser avec l’école anglaise. En un mot, tandis que les hommes d’imagination s’efforcent inutilement de faire oublier au pays la disparition des maîtres, la grande critique poursuit ses expéditions conquérantes. Schiller et Goethe sont morts sans héritiers ; Guillaume de Humboldt, Hegel, Ottfried Müller, Guillaume Schlegel, Schleiermacher, ont des disciples qui appliquent leurs principes ou des successeurs qui les renouvellent.

Dans cette crise qui est venue, passagèrement sans doute, éprouver la poésie et l’imagination au-delà du Rhin, comment ne pas s’intéresser aux hommes qui essaient de renouer la tradition de l’art ? Cet intérêt un peu mélancolique, cette sympathie mêlée de sentimens attristés, c’est précisément la sympathie que m’inspire un vaillant esprit, un romancier qui relève de Lessing et de Goethe, M. Berthold Auerbach. M. Auerbach est un écrivain qui prend son art au sérieux ; conteur habile, excellent moraliste, il a toujours donné un but pratique à son imagination. On n’a pas oublié le succès des Histoires de Village dans la Forêt-Noire[2] ; ce fut une sorte d’événement littéraire. Par la nouveauté et la franchise de ses peintures, M. Auerbach discréditait du même coup les deux écoles qui semblaient régner alors : d’un côté les prétentieux écrivains de la jeune Allemagne, de l’autre les frivoles conteurs aristocratiques. Les romanciers de salon, dont le chef était M. de Sternberg, affadissaient

  1. Je ne puis rappeler ici ce nom sans rappeler en même temps la remarquable étude de M. Emile Montégut sur l’auteur de Jane Eyre, Voyez la Revue du 1er et du 15 juillet 1857.
  2. Voyez la livraison du 15 juin 1846.