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la langue et l’imagination allemande ; les écrivains de la jeune Allemagne, M. Gutzkow à leur tête, avaient substitué au mysticisme des illuminés je ne sais quel mysticisme sensuel : dans ces deux camps, si opposés d’ailleurs, on défigurait également la réalité. Revenir à la réalité, l’étudier avec amour et la reproduire en peintre, ce fut l’audace et la bonne fortune de M. Berthold Auerbach.

Sa poétique peut se résumer ainsi : le monde est beau, la vie est bonne. Les mystiques, les faux idéalistes, sous prétexte d’embellir la vie, la dédaignent et vont se perdre dans les nuages ; les matérialistes la défigurent ; les esprits blasés l’insultent et la raillent : aimons-la, sachons y découvrir ce qu’elle renferme. La réalité contient plus de poésie qu’il n’y en a dans les inventions d’une fantaisie sans guide. L’étude de la réalité est le fondement de la poésie, comme l’observation des faits est le fondement de la science. Il faut donc étudier la réalité, non pas seulement la réalité physique, mais la réalité morale, la seule vraie, la seule durable, celle qui domine et explique l’autre. L’artiste doit être un moraliste.

M. Auerbach donna l’exemple : depuis ses premiers débuts, il y a déjà plus de quinze ans, une même inspiration anime tous les romans qu’il a signés, et cette inspiration est une sorte d’optimisme philosophique joint au sentiment le plus vif de la dignité humaine. Si l’auteur des Histoires de Village était un écrivain inhabile, cette préoccupation constante de la pensée morale pourrait nuire chez lui à l’invention poétique. M. Auerbach a le plus vif sentiment du style ; il excelle à relever les choses simples sans les défigurer, et sa pensée se produit naturellement avec tout un cortège d’images. D’ailleurs la morale qu’il prêche n’est pas cette morale convenue qui s’adresse à tout le monde et n’agit sur personne. Rien de plus contraire à la poésie que ces lieux-communs universels ; la poésie vit de détails, elle ne jaillit que d’un sentiment distinct, et toute œuvre littéraire qui prétend exercer une influence morale doit porter un caractère qui en marque l’origine et la date. La morale de M. Auerbach est appropriée à son pays ; quand il donne à ses leçons la forme du roman, on sent qu’il pense avant tout à l’Allemagne, et qu’il y pense avec passion. Rien de banal, rien d’inutile ; chaque parole, comme un trait, va frapper le but. Cette passion même, qu’il donne la vie à son enseignement, a pu l’égarer plus d’une fois. M. Auerbach était attristé surtout du quiétisme de l’Allemagne : il voulait réveiller chez elle le goût de la vie active ; pendant la turbulente période ouverte le 24 février, des illusions révolutionnaires durent entraîner aisément ce généreux esprit impatient de voir se réaliser l’unité politique de l’Allemagne. Aujourd’hui ces illusions ont disparu : M. Auerbach revient à la tâche de toute sa vie, et il semble qu’une phase