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fus saisi de cruels vomissemens qui souillèrent ses vêtemens. L’eau sortit de ma bouche pendant plus d’une heure. Pendant ce temps, le bon brahmane se lava, se baigna et se purifia dans le fleuve ; puis, revenant, il s’assit à quelque distance de moi, murmurant ses prières en sanscrit et me regardant pendant tout le temps avec compassion. Il me demanda comment j’allais. À cette bienveillante question, je répondis que je me sentais presque rétabli ; puis je le saluai respectueusement, et je le priai de me dire son nom. Il me dit qu’il s’appelait Rajárám, et qu’il était le principal gardien du temple qui s’élevait en face de moi, qu’il m’avait surveillé tout le temps, et que lorsque mes cousins m’avaient abandonné pour me laisser noyer, son dieu Mahádeva lui avait inspiré de me tirer de l’eau. C’est par respect pour cet ordre sacré qu’il m’avait sauvé la vie. Il me demanda ensuite de me prosterner devant la divinité à laquelle je devais l’existence. Dans la situation où j’étais placé, je ne pouvais guère désobéir à mon bienfaiteur. Par conséquent, je fis une profonde révérence à l’idole de pierre en courbant la tête jusqu’à terre ; mais, en même temps que je faisais cette dévotion apparente, je courbai mon jeune esprit devant le Tout-Puissant, le seul Dieu, le créateur de la pierre ainsi que de toutes les choses créées. La première chose qu’on m’avait inculquée dans l’esprit, en ma qualité de jeune prêtre musulman, c’était de me moquer de la folie des Hindous, qui adorent des pierres taillées et sculptées par eux, et d’autres choses, au lieu d’adorer l’Être suprême. »

« J’avais à peine achevé ce simulacre de dévotion, que le brahmane me montra du doigt les enfans, qui revenaient avec des cordes et des harpons sous prétexte de me tirer de l’eau. Mes cousins accoururent vers moi et m’embrassèrent, lavèrent la poussière et la boue qui couvraient mon corps, m’aidèrent à m’habiller, et répandirent de fausses larmes, me disant qu’ils avaient été bien affligés que j’eusse glissé de leurs mains, et que s’ils n’avaient pu me retirer de l’eau, ils étaient décidés à se noyer. Le brahmane écouta tranquillement cette fausse histoire et les regarda me laver et m’habiller. Après que ces opérations furent faites, ils me demandèrent de revenir avec eux. Je me levai, je fis un salut au brahmane, et j’allais partir, lorsque ce dernier, s’adressant à mes cousins d’un ton plein de colère : L’enfant ne partira pas sans moi, et vous ne l’emmènerez pas pour le jeter dans un autre puits. »

Le bon brahmane acheva de médicamenter Lutfullah, l’invita à dormir à l’ombre de son temple, et lorsqu’il le vit tout à fait rétabli, le reconduisit chez ses parens. Rajárám reçut de tout le monde des remerciemens sincères. Ma bonne mère surtout parut devant lui, les yeux pleins de larmes, contre toutes les lois de convenance qu’observent les dames mahométanes ; elle le remercia vivement d’avoir sauvé son unique enfant, et lui offrit une paire de bracelets d’argent et dix roupies comme une humble récompense du service qu’il lui avait rendu, déclarant que c’était tout ce qu’elle possédait au monde, et que si elle avait dix lacs de roupies, elle les lui donnerait avec plaisir. Le pauvre et honnête brahmane déclara que l’offre était pour