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moral, ces radotages de morale honnête, ces superstitions inoffensives, mais prêtant à rire comme les gestes et la nudité de l’homme ivre. Le spectacle d’un bazar musulman avec sa population de mangeurs d’opium, hâves, pâles, aux yeux creux et égarés, aux contorsions ridicules, est le symbole matériel de l’état moral dans lequel la religion incomplète du Koran a plongé les populations qu’elle s’est soumises.

Mais il y a un autre Orient, l’Orient païen, adorateur d’idoles et de monstrueux symboles. Celui-là n’est ni gai ni drolatique, et il inspire une sorte d’admiration mêlée de terreur. Les instincts primitifs n’ont pas été contrariés par la religion, qui leur a prêté au contraire une sorte de sanction. Aussi tous les instincts bons ou mauvais de l’homme se présentent-ils avec une énergie, une ampleur, une grandeur étonnantes. Un intervalle immense sépare ce monde païen du monde musulman. Les Hindous sectateurs de Brahmah n’excitent pas le rire ou le dédain comme les caricatures du monde musulman ; ils éveillent la terreur et la pitié. Il y a de la majesté dans leurs superstitions sanglantes ; leurs crimes ont la beauté du tigre, et leurs vertus le charme et la grâce de l’antilope. Rien de mesquin, de petit, de rabougri ; tout chez eux est excessif et monstrueux. Ces deux mondes se déroulent parallèlement dans le récit de Lutfullah.

La douceur naturelle à l’Hindou et la charité traditionnelle des hommes de caste sacerdotale sont assez bien illustrées par une aventure périlleuse qui remonte à l’enfance de notre héros. Lutfullah avait du côté paternel des cousins qui désiraient ardemment sa mort. Si Lutfullah, unique descendant direct de sa famille, mourait, les débris de l’espèce de majorat constitué autrefois par la reconnaissance d’un pieux sultan passeraient aux héritiers des branches collatérales. Lutfullah était plein de santé, et ses cousins, comme les frères de Joseph, se concertèrent pour lui donner la mort. Ils l’invitèrent à venir se baigner dans le réservoir de la ville, et lui proposèrent de lui apprendre à nager. Le trop confiant Lutfullah accepta, et lorsqu’il fut au milieu de l’eau, il fut lâchement abandonné.

« Lorsque je revins à moi, je me trouvai suspendu à un arbre, les pieds en l’air et la tête en bas. L’eau mêlée à l’écume coulait de ma bouche, de mon nez et de mes yeux. Ouvrant les yeux, je vis un brahmane qui se tenait à mes côtés, et qui me faisait tourner au bout de la corde à laquelle j’étais suspendu. Comme cette corde se recroquevillait et se raidissait en se roulant sur elle-même, j’essayai de parler ; mais, ne le pouvant, je fis signe par gestes au brahmane de me délivrer de la torture que j’éprouvais, ce que fit l’excellent homme, après quoi il me plaça sous son bras droit, et, se levant, il se mit à tourner comme une toupie jusqu’à ce qu’il fût épuisé. Alors il tomba à terre avec moi. Ayant repris quelque force, je m’assis ; mais je