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cation, il ne saisit rien de l’Angleterre ni du caractère anglais. Un jour il essaie de détourner un de ses maîtres anglais, le capitaine Eastwick, malade et fatigué, de se rendre à un poste périlleux pour sa santé ; celui-ci lui répond qu’il est bien inutile de vivre, lorsque notre vie n’est plus d’aucune utilité à nos semblables. Lutfullah enregistre ce mot héroïque sans avoir l’air de le comprendre. Ce qui le touche le plus parmi les agens de la compagnie en Angleterre et dans l’Inde, c’est leur extrême politesse. Il remarque avec étonnement qu’en Angleterre ce sont les plus puissans qui sont les plus polis. Pour le dire encore, son intelligence n’a pas gagné grand’chose à cette fréquentation des Européens, et sa vie y a perdu en imprévu. À partir du jour où il est entré au service de la compagnie, il ne lui arrive plus rien. Une agitation monotone le pousse de ville en ville et de province en province, sans lui laisser le loisir de voir et sans lui apporter ce qui fait le charme de l’agitation, les fortunes du hasard. Le destin lui-même, auquel il est si soumis, semble le dédaigner.

Je cherche à résumer les impressions que laisse en moi la lecture des mémoires de cet honnête musulman, et je ne trouve pas de meilleure expression pour le sentiment que me fait éprouver cette peinture de l’Orient qu’une certaine description contenue dans le livre. Lutfullah eut un jour à Surat la fantaisie de visiter le cimetière des Guèbres, fantaisie dangereuse, car le cimetière est toujours gardé par un prêtre, surveillant jaloux de la pourriture confiée à ses soins, et qui peut frapper de mort le curieux indiscret. Lutfullah ne recula pas devant le danger et se rendit au cimetière, au-dessus duquel planaient des bandes de vautours au cou chauve. Il grimpa sur le mur et put satisfaire ses yeux ; des cadavres à demi rongés, des lambeaux de chair mêlés à des lambeaux de linceul, s’étalaient à ciel ouvert et empestaient librement l’air de leurs miasmes. Un léger bruit que fit Lutfullah éveilla le gardien du cimetière ; mais ce gardien, loin d’être terrible, était un pauvre vieillard édenté, à demi aveugle, courbé par l’âge, qui se mit à courir au hasard, comme un hibou aveuglé par la lumière, en lançant pour tout projectile aux indiscrets d’inoffensives insultes. Ce cimetière où des cadavres pourrissent à l’air libre, ces vautours silencieux qui planent au-dessus de lui, ce vieux gardien impotent et grotesque, c’est bien la fidèle image de l’Orient, jadis foyer de lumières, aujourd’hui foyer pestilentiel. Depuis des siècles pourrissent là toutes les grandes conceptions qui ont été l’honneur de l’homme, toutes les formes et tous les symboles dont une humanité jeune, imaginative et sensuelle s’aida pour exprimer ses inquiétudes morales, et s’expliquer à elle-même les désirs infinis qui la tourmentaient.