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déroule à perte de vue, et parmi tant de points que d’aimables souvenirs recommandent, un seul nous attire aujourd’hui, Sesenheim, berceau de Frédérique. De toutes les femmes qui réussirent à charmer Goethe, aucune, selon moi, n’a la grâce et l’attrait enchanteur de Frédérique. Le peu qu’en a dit dans ses mémoires le grand poète qui fut son amant a suffi pour mettre en sympathie avec cette ingénue et loyale figure tous ceux qui s’intéressent aux lettres allemandes. Sesenheim, comme Vauclase, a ses fidèles et ses pèlerins. Et nous-même, combien de fois, en traversant Strasbourg, n’avons-nous pas profité de quelques heures de station volontaire pour aller reconnaître la maison du vieux pasteur Brion et visiter le jardin où Jean Wolfgang Goethe, studiosus juris, passa de si belles heures de sa jeunesse à se promener en causant avec Frédérique, à s’enivrer des douceurs ineffables du premier amour, dont le souvenir devait, même chez lui, survivre à tout ! Le secrétaire à qui Goethe dicta cette partie de son histoire[1] avait encore présente à l’esprit pendant ces dernières années l’émotion profonde de l’illustre vieillard évoquant ces scènes de jeunesse. On sait que Goethe, lorsqu’il dictait, avait l’habitude de marcher par la chambre les mains derrière le dos ; mais pendant la dictée de cet épisode il s’arrêtait à chaque instant, interrompait sa phrase comme pour se recueillir et soupirer ; puis, après un assez long silence, il reprenait, et sa voix était alors altérée et plus basse.

Frédérique, c’est Mignon de Wilhelm Meister, Ottilie des Affinités électives ; c’est surtout Marguerite, la naïve, pieuse, tendre et peccable Marguerite. Qui fut aimée de Goethe, disait Frédérique, ne saurait plus appartenir à personne. Ne semble-t-il pas entendre l’adorable maîtresse de Faust et la douce et mélancolique chanson du rouet, dont chaque note se réveille en nous à l’idée de cette simple et dévouée créature ? Essayons donc d’aborder cette histoire et gardons-nous des faux bruits et des inventions malavisées. « Pudique serais-tu comme la glace et blanche comme la neige, tu n’échapperas pas à la calomnie : » les mots d’Hamlet à Ophélie trouvent ici leur place. S’aimer, se quitter, triste loi ; mais pourquoi dans une rupture tant de curieux et de bavards dont ce ne sont pas les affaires ? Les uns, sans qu’on le leur demande, vont s’attendrir sur la jeune fille et jeter l’injure au galant ; les autres, prétendus amis du damoiseau, vont diffamer la demoiselle, comme si deux amoureux ne pouvaient rêver de vivre ensemble sans que ce fût la guerre des guelfes et des gibelins ! Pourquoi Goethe, qui l’aimait, eût-il délaissé Frédérique, si Frédérique ne l’eût indignement trompé ?

  1. M. Krauter, mort en 1856