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Aux cruelles et sottes hypothèses que cette belle question fit naître, l’écrit[1]d’un certain professeur Näke, mort à Bonn en 1838, n’a que trop prêté de consistance : cela s’appelle Pèlerinage à Sesenheim et renferme sur le compte de l’aimable enfant les plus odieux bavardages. De semblables calomnies, transcrites avec une légèreté impardonnable, appelaient une enquête sérieuse, et c’est au louable désir de venger cette douce mémoire outragée que nous devons un excellent ouvrage de M. Pfeiffer, contenant une curieuse correspondance de Frédérique. Quelques-uns, et des plus accrédités parmi les récens biographes de Goethe[2], ont nié, nous le savons, l’authenticité des lettres de Frédérique publiées pour la première fois par M. Pfeiffer ; mais cette opinion est loin d’avoir été adoptée par tout le monde, et nous citerions au besoin des critiques très compétens, M. Kühne[3] par exemple, qui n’ont point songé un seul instant à s’inscrire en faux contre ces lettres. D’ailleurs, alors même que cette correspondance serait quelque peu arrangée, elle ne contient pas un mot que Frédérique n’ait pu dire, et vous la retrouverez, presqu’à la lettre, chez des commentateurs qui passent pour n’accueillir que les renseignemens sérieux, tels que M. Dünker[4]. À ce compte aucun scrupule ne saurait nous empêcher de nous en servir, et c’est en la donnant que nous allons continuer ou plutôt commencer notre histoire. Les lettres de Frédérique, adressées à une amie d’enfance nommée Lucie, portent la date de 1770 et 1771.


« J’ai le doigt noirci d’encre, et je n’en peux plus : tout un long sermon imprimé à copier pour mon père ! Me vois-tu assise là depuis quatre heures, et il en est neuf ? Ma mère me charge de te dire de ne pas manquer de nous venir voir, quoi qu’il arrive, attendu que de longtemps tu ne retrouverais pas un si commode véhicule. Mon père ne sort toujours pas de sa chambre, et Salome t’envoie mille tendresses. Nous espérons Weyland[5] pour aujourd’hui. À revoir, bonne Lucie, et à bientôt ! »

« Sesenheim, lundi.

« Nous avons eu ici l’aimable ami de Weyland, celui qui prend ses repas dans la même pension et dont on nous avait conté déjà mainte facétie, le même qui se montra si prompt à couvrir de sa protection la fameuse perruque d’Adam[6]. Arrivés samedi, Weyland et lui sont repartis à cheval hier

  1. Wallfahrt nach Sesenheim, 1823.
  2. M. Henri Viehoff, Goethe’s Leben, Stuttgart 1855, et d’après lui M. Lewes, le savant et compendieux historien de Goethe en Angleterre. Voyez G. H. Lewes, Goethe’s Life and Works, t. Ier, p. 99.
  3. Portraits und Silhouetten, von Gustav. Kühne, t. II, p. 9.
  4. Dünker, Frauenbilder, Stuttgart 1852.
  5. Un des amis et des compagnons de table de Goethe à Strasbourg, celui par qui Wolfgang fut amené dans la famille Brion.
  6. Allusion à un trait de bonne camaraderie que Jung Stilling, autre compagnon de table d’hôte, raconte dans ses mémoires. Stilling, sans se mettre à la dernière mode, était toujours vêtu fort décemment. Il portait à l’ordinaire un habit brun foncé avec des calottes de drap de Manchester ; seulement il lui arriva une fois de venir dîner en perruque ronde : personne autour de lui ne songeait à s’en formaliser, quand un M. Waldberg de Vienne, qui le savait fort confit en dévotion, se mit à l’apostropher brutalement, lui demandant si c’était aussi d’une perruque ronde que notre père Adam se coiffait dans le paradis. Cette mauvaise plaisanterie amusa beaucoup tout le monde. Goethe cependant ne riait pas ; quant à Stilling, il tremblait de tous ses membres et ne savait que répondre ; mais Goethe alors : Je concevrais encore, dit-il, qu’on plaisantât quelqu’un en état de se défendre ; mais bafouer un brave homme qui ne fait de mal à personne, vraiment c’est là un assez vilain métier ! À dater de ce moment, Goethe témoigna beaucoup d’intérêt à Stilling, et ne perdit pas une occasion de lui marquer son empressement à le protéger et lui être utile.