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toutes les traditions dont il avait à s’affranchir. Frédéric le Grand lui-même, — et ce n’est pas là un titre médiocre pour l’empereur, — s’étonnait que Joseph, né dans une cour bigotte, élevé au sein du luxe et nourri d’encens, ait pu être cependant si libéral, si simple et si modeste.

« — Mais, dit l’un des auditeurs, n’a-t-il pas commis bien des fautes, et n’est-ce pas pour cela qu’il est resté de lui si peu de choses, si peu de titres à notre reconnaissance ?

« — Eh ! sans doute, l’empereur Joseph a fait de grandes fautes, des fautes qu’il est facile de reconnaître. Cela ne diminue en rien le respect que nous lui devons. Il y avait dans son intelligence des défauts, des lacunes, qui appartiennent à la nature humaine en général et à l’esprit particulier de son temps ; mais il avait aussi des vertus qui lui appartiennent en propre, et maintes choses excellentes sont appelées joséphines du nom de l’empereur Joseph. Il n’est personne qui ne laisse voir en soi les imperfections de notre nature ; le parfait n’existe que dans la pensée de Dieu. La faute capitale de l’empereur Joseph, c’est qu’il bâtissait son œuvre sur la bonté et l’intelligence de l’homme, sans s’inquiéter des déviations que l’humanité avait subies dans le cours des siècles. Fidèle à sa devise, il prétendait régner « par la vertu et par l’exemple. » Ses vues étaient nobles, pures, mais, dans son amour des hommes, il reculait, devant les moyens pratiques qui eussent été nécessaires, pendant quelque temps au moins, à l’accomplissement de ses bienfaisans projets. Frédéric le Grand a prononcé des paroles bien significatives lorsqu’il a dit : « Joseph II fait toujours le second pas avant d’avoir fait le premier. » La vérité est qu’il négligea tout ce qui devait préparer la réalisation de ses plans. Jusque sur son lit de mort, après que son médecin Quarin lui eut annoncé ouvertement que la maladie était sans remède, le 5 février 1790, l’empereur Joseph disait encore : « Je ne regrette pas le trône, je me sens en paix ; une seule pensée m’attriste, c’est de n’avoir réussi, malgré toutes mes peines, qu’à faire si peu d’heureux et tant d’ingrats. » Il a réussi cependant, comme il en exprimait l’espoir dans une lettre à van Syiéten, il a réussi, ce sont ses propres termes, à faire de l’amour du peuple la parure du diadème. Oui, si l’on gravait une inscription sur ce monument, on devrait choisir ces paroles empruntées à l’histoire de Joseph en Égypte, le premier livre de la Genèse, chapitre 42, verset 8 : « Et Joseph reconnut ses frères, mais ses frères ne le reconnurent pas. »


Après ce préambule la légende commence, naïve légende qui cache parfois de profonds symboles. Un jour, l’empereur Joseph, voyageant en Moravie, passait en calèche découverte sur la route de Brünn à Wischau. Il admirait les campagnes richement cultivées, et ce spectacle éveillait mille projets dans son esprit, car il aimait surtout les hommes livrés aux travaux agricoles, et l’un de ses continuels soucis était d’améliorer leur sort. C’était par une belle journée de la fin du mois d’août ; la moisson était finie, on commençait à labourer de nouveau. Tout à coup l’empereur donne l’ordre d’arrêter ; au bord de la route, il a vu un vieux laboureur, avec sa charrue attelée de deux chevaux, qui venait de terminer un sillon. — Voulez-vous me permettre, mon brave homme, de diriger un instant