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est exprimé gaiement et lestement. Les types sont de gais coquins, mais ils sont dessinés d’un crayon net, rapide et fin. Ce monde de la bohème parisienne est assez peu intéressant, mais l’auteur s’est donné la peine de l’observer, et il l’a reproduit avec exactitude et malice. Si la morale n’y trouve pas son compte, l’art n’a rien à réclamer, car ces chansons sont la perfection même. Voyez-vous défiler tous ces drôles interlopes, toutes ces bonnes filles au cœur banal ? Voici le mari trompé, et qui, ma foi, s’il le savait, ne serait pas fâché de l’être, tant il trouve d’agrément dans la société de l’amant de sa femme ! Voici Roger Bontemps, décent Diogène, que n’ont jamais tourmenté les profondes tristesses, et qui, n’ayant jamais eu rien à regretter, se trouve heureux de n’avoir rien à espérer. Voici le petit homme gris, dont la femme fait bouillir le pot au feu, et qui raille les railleurs en leur disant : Ma foi, moi, je m’en…, ma foi, moi, je m’en ris ! Voici Camille la bonne fille, qui, craignant de s’entortiller dans ses jupons, trouve plus simple de les mettre bas, et Mme Grégoire, dont le cabaret est toujours plein de chansons, et Frétillon, qui tend ses lacs à sa fenêtre, et l’ami Robin, actif courtier de Cythère. Tous ces personnages cabriolent et au refrain de la chanson du poète vont gaiement au diable :

Tant que l’on pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Qu’ils soient sans crainte, ils sont en bon chemin, et leurs souhaits seront exaucés ; mais en attendant ils vivent, chantent et sautillent : le poète les a doués de l’étincelle vitale.

Cette muse parisienne est celle qui est naturelle à Béranger. Elle est bien née avec lui, elle s’est éveillée avec lui ; elle l’a accompagné fidèlement jusqu’au dernier jour, même alors qu’il la délaissait pour courir après d’autres muses. Celle-là, il n’a pas eu besoin de la dompter ; elle s’est donnée comme Lisette, et elle s’est donnée tout entière. Béranger a connu tout son cœur, il l’a connu dans ses heures de sensibilité comme dans ses heures de folie, car cette muse ne prend pas toujours plaisir à tracer d’une main insouciante des croquis malicieux, ou à chanter après souper des refrains grivois ; elle a des jours de tristesse et de douce mélancolie, des jours où le poète voit briller des larmes dans ses yeux. Ces jours-là, elle retourne lentement la tête, et suit dans le lointain la jeunesse qui s’enfuit, ou se met à la fenêtre et regarde passer la foule des sots heureux, ou contemple avec un sourire triste et doux le vieil habit des anciens rendez-vous. Alors elle se console en chantant de sa petite voix claire, sonore, comme celle du pinson, et se montre reconnaissante pour le dieu qui, en compensation de ses disgrâces, lui accorda