Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/650

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dieu Momus n’ait pas visité, c’est à coup sûr Béranger. Jamais il ne s’est endormi au charivari de ses tambourins, jamais il n’a connu cet oubli brutal de toute chose qui caractérisait chez nos pères les disciples de cette crapuleuse divinité. Quelques-unes des chansons prétendues gaies de Béranger me paraissent lugubres ; je ne connais rien qui laisse l’imagination plus froide et plus attristée que son Jour des Morts, son Gai, gai, De Profundis, que les galanteries de son croquemort et de sa bouquetière. Béranger n’est gai que lorsqu’il est méchant et sous l’empire d’une préoccupation sérieuse : la gaieté d’abandon, de tempérament, lui a été refusée.

Revenons aux chansons libertines : le tempérament est l’excuse du libertinage, et il est absent des chansons libertines de Béranger ; elles ont aussi un autre défaut. On a beaucoup parlé d’Horace et des poètes érotiques anciens à propos de Béranger, on l’a comparé aux Grecs et aux Latins, et le bonhomme avait fini par prendre au sérieux cette comparaison. Il se figurait avoir vécu dans Athènes :

Oui, je fus Grec, Pythagore a raison.


Pythagore avait tort. Jamais le bon Béranger n’a troublé la moindre abeille sur le mont Hymette ; Lutèce, et non Athènes, était sa véritable mère. Béranger n’avait à aucun degré l’exaltation voluptueuse qui anime les poésies sensuelles des anciens, et que, chez les modernes, les poètes de la pléiade, pour ne pas sortir de France, surent si bien extraire de la littérature antique et exprimer si savamment. Les chansons érotiques de Béranger n’éveillent jamais un sentiment de beauté et n’inspirent jamais un sentiment de volupté. Or ces deux sentimens sont aussi nécessaires dans la poésie que dans la vie réelle : un amour qui, dans la vie réelle, ne peut se concilier avec l’idée de jeunesse et de beauté excite toujours un mouvement de surprise, et souvent provoque le rire. On a beau l’expliquer par mille raisons honorables, il paraîtra toujours contraire à la nature. L’amour qui n’est pas conciliable avec l’idée de beauté est repoussant ; la sensualité qui n’est pas accompagnée de la grâce a perdu son excuse. Les lois de l’art sont en cela parfaitement conformes aux lois de la nature ; l’art, de même que la nature, veut que l’idée de plaisir soit associée à l’idée de beauté et de jeunesse, afin que de cette union charmante sorte ce sentiment exquis qu’on appelle la volupté. Si ce charme est absent, adieu la poésie érotique ! Or il est presque toujours absent des chansons de Béranger, qui semble n’avoir jamais connu l’amour sensuel, lequel est aussi loin du libertinage que de l’amour véritable. Lisette lui a servi d’amusement, jamais de plaisir : il y a entre ces deux choses une très notable différence. Et qu’on ne me dise pas que ces chants lestes et légers convenaient mieux à Lisette, et qu’ils étaient plus en harmonie avec les