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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/651

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sentimens qu’elle pouvait inspirer. Tant pis pour Lisette alors, mais tant pis aussi pour le poète. En prenant un ton libertin et grivois, Béranger a bien pu se rapprocher de la vérité parisienne, mais à coup sûr il s’est éloigné de la vérité poétique.

Il y a cependant à faire plus d’une exception. Béranger n’a jamais chanté et, je crois bien, n’a jamais connu cet extrême degré de l’amour qu’on nomme la passion ; mais il a exprimé une variété de l’amour sérieux très noble, très digne, très élevée. La célèbre chanson de la Bonne Vieille et quelques strophes admirables intitulées le Temps sont l’expression la plus pure de cette variété du sentiment érotique. C’est un amour sans orages et sans flammes, paisible et délicat comme une lumière d’automne ; je dirais volontiers que c’est le coucher de soleil de l’amour. Il s’exprime avec une émotion attendrie et reconnaissante ; il n’a aucune arrière-pensée de regret, et la sécurité, en bannissant l’espérance et la crainte, déroule devant lui une longue série de jours remplis de la douce monotonie du bonheur. L’amour sérieux chez Béranger confine à l’amitié, et se confond même parfois avec elle ; mais n’importe, ce mélange est beau et nous a valu quelques accens délicieux, le Temps, par exemple, qui est le Lac de cet amour-amitié, car Béranger, comme tout poète, a fait son Lac ; il a rencontré un jour où il s’est plaint de la fuite rapide des années. C’est une belle chanson d’un ton élevé, très lyrique, et qui mêle à l’idée d’un amour sincère l’idée sérieuse de l’éternité. Mais la pièce où cette affection est résumée dans toute sa douceur intime est la chanson de la Bonne Vieille. On lui a comparé un sonnet célèbre de Ronsard, et on l’a mise au-dessous, avec injustice selon nous. Les deux pièces expriment bien la même idée, mais non pas le même sentiment. Le sonnet de Ronsard exprime un sentiment de fierté un peu brutale et une invitation toute païenne à cueillir les roses qui, une fois effeuillées, ne refleuriront plus ; la chanson de Béranger exprime un sentiment de pieuse reconnaissance et un espoir que cet amour, qui dans ce monde ne fut pas éphémère, aura pour récompense l’immortalité. Inférieure comme facture au sonnet de Ronsard, la poésie de cette jolie pièce consiste dans l’accent plutôt que dans la forme : c’est un écho, c’est un adieu, c’est un souvenir ; on dirait le discours d’une âme qui a déjà quitté ce monde à un ami qui habite encore la terre. Tant qu’il y aura des cœurs sensibles à certaines harmonies, ils tressailleront en lisant ces vers où le poète imagine les amoureux qui ne sont pas encore rêvant au coin du feu et devant l’image des amoureux qui ne sont plus :

Lorsque les yeux chercheront sous vos rides
Ces traits charmans qui m’auront inspiré,
De doux récits les jeunes gens avides