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immuables que ne doit jamais oublier un peintre du cœur humain. On lit dans une lettre de Léopold Mozart à sa femme du 30 juillet 1768 : « Cent fois j’ai voulu faire mes paquets et m’en aller (ils se trouvaient à Vienne) ; mais il a fallu démontrer que ce ne sont pas des imposteurs, des charlatans qui vont en pays étranger jeter de la poudre aux yeux, mais bien de braves et honnêtes gens qui font connaître au monde un miracle que Dieu a produit à Salzbourg. Voilà ce que je dois à Dieu, sous peine d’être la plus ingrate des créatures ; et si jamais, ce m’a été un devoir de convaincre le monde de ce miracle, c’est précisément en un temps où l’on se moque de tout ce qui s’appelle miracle. Ce n’a pas été une petite joie et un mince triomphe pour moi que d’entendre un voltairien me dire dernièrement avec stupeur : Eh bien ! j’ai enfin vu dans ma vie un miracle, c’est le premier. » Ces paroles sont de Grimm qui, seul à Paris, comprit toute la grandeur du génie de Mozart. On a souvent discuté et l’on discute encore tous les jours pour savoir quelle doit être la part de la poésie dans un drame lyrique. Voici ce que pensait Mozart sur ce sujet délicat : « Je sais que dans un opéra il faut absolument que la poésie soit la fille obéissante de la musique. » Pourquoi donc les opéras bouffes italiens plaisent-ils partout, malgré les misères du libretto ? Parce que la musique seule y domine et fait tout oublier… Si nous autres compositeurs nous voulions toujours suivre scrupuleusement nos règles (qui étaient fort bonnes quand on ne savait rien de mieux), nous ferions d’aussi mauvaise musique que les poètes font de mauvais livrets[1]. N’a-t-il pas prévu le règne de l’art grossier de notre temps lorsque Mozart écrivait à son père en 1782 ces propres paroles : « L’ode (qu’il devait mettre en musique) est noble, belle, tout ce que vous voudrez, malheureusement trop boursouflée pour mes fines oreilles ; mais que voulez-vous ? Le juste milieu, le vrai en toutes choses, on ne le connaît, on ne l’estime plus nulle part. Pour obtenir du succès, il faut écrire des choses assez intelligibles pour qu’un fiacre puisse les retenir, etc. » On dirait presque une définition anticipée de la musique de M. Verdi. Tout le monde connaît cet admirable passage sur la mort que nous avions déjà cité dans notre travail sur le Don Juan. « Comme la mort, à la bien considérer, est le vrai but de la vie, je me suis depuis plusieurs années tellement familiarisé avec ce véritable ami de l’homme, que son image,

  1. Dans son discours de réception à l’Académie française, Alfred de Musset a dit quelques mots pleins de justesse sur la part et le rôle de la musique dans une action dramatique : « Tant que l’acteur parle, l’action marche, ou du moins peut marcher ; mais dès qu’il chante, il est clair qu’elle s’arrête. Que devient alors ce personnage ? Est-ce un maître irrité qui gronde ? Est-ce un esclave qui supplie ? Est-ce un amant jaloux qui jure de se venger ? Est-ce une jeune fille qui s’aperçoit quelle aime ? Non, ce n’est rien de tout cela, et il ne s’agit plus de savoir quelle circonstance naît de la situation. C’est la colère, c’est la prière, c’est la jalousie, c’est l’amour que nous voyons et que nous entendons. La musique s’empare du sentiment, elle l’isole. Soit qu’elle la commente, soit qu’elle l’épanche largement, elle en tire l’accent suprême. Tantôt lui prêtant une vérité plus frappante que la parole, tantôt l’entourant d’un nuage aussi léger que la pensée, elle le précipite ou l’enlève ; parfois même elle le détourne, puis le ramène au thème favori, comme pour forcer l’esprit à se souvenir, jusqu’à ce que la Muse s’envole et rende à l’action passagère la place qu’elle a semée de fleurs. »