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leur tour de véritables angoras, et les produits de ceux-ci n’avaient rien à envier à leurs arrière-grands-pères. La fortune de Mehemmedda se trouva plus que doublée du coup, car les chèvres d’Angora donnent trois fois plus de laine que les autres, et cette laine se vend quatre et cinq fois plus cher que le poil des chèvres communes. Mehemmedda remercia le seigneur et son prophète, et ne songea pas un seul instant qu’il avait fait une découverte dont les conséquences pouvaient enrichir toute la contrée. Jamais, lorsqu’il entendait ses compatriotes et ses amis affirmer que les chèvres d’Angora ne prospéraient qu’à Angora, jamais il ne s’avisa de citer son troupeau comme un argument contre cette assertion. Il ne perdit même pas l’habitude de répéter l’axiome qui avait frappé son oreille dès sa plus tendre enfance ; mais il continua de soigner son troupeau, d’en exclure les métis, d’introduire la propreté dans son étable, de surveiller ses bergers et de confier ses chèvres à de bons chiens de garde. Il se procura d’excellens ciseaux pour tondre ses angoras sans perdre la moitié de leur poil et sans les blesser ; enfin il fit si bien qu’au bout de quelques années il se vit presque embarrassé de son revenu.

À l’époque où nous le trouvons assis au coin de son feu, Mehemmedda était donc l’un des plus riches cultivateurs de sa province, sans qu’il eût pourtant rien changé aux habitudes de sa vie. Sa maison, nouvellement bâtie, comme il était facile de le deviner à la blancheur des boiseries, était construite d’après le plan très primitif des chaumières turques. Un grand hangar, des greniers, un poulailler, une étable et une écurie au rez-de-chaussée, une galerie couverte au premier et donnant accès à quatre pièces qui formaient en quelque sorte le cœur de l’édifice, — c’était tout ; mais les fenêtres avaient des vitres, les planchers des tapis, les estrades des matelas faisant divan, et pas la moindre toile d’araignée ne remplaçait les rideaux absens. Les vêtemens de Méhemmedda et de sa famille n’étaient ni en lambeaux ni rapiécés de couleurs diverses. Leur tabac et leur café étaient de bonne qualité, et il n’était pas rare de trouver chez le digne paysan du pain cuit au four avec du levain. Tout enfin respirait le bien-être dans cette honnête famille.

À l’âge de seize ans, Mehemmedda avait épousé la fille d’un de ses voisins, âgée de douze ans et demi. De nombreux enfans, échelonnés à peu de distance dans l’espace de quarante années, avaient détruit de bonne heure la beauté délicate d’Ansha ; mais Mehemmedda paraissait ne s’en être jamais aperçu. Quoiqu’à l’âge de vingt ans Ansha pût déjà être prise pour la mère de son mari, jamais celui-ci ne lui avait donné de rivales, jamais il ne s’était montré fatigué ni ennuyé de son aspect maladif ; loin de là, une tendresse presque