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l’artiste moins d’opportunité qu’à son talent. Les juges intervinrent ensuite, et le procès suivit son cours jusqu’au jour où les intéressés retirèrent eux-mêmes leur plainte après une entrevue avec l’accusé, entrevue dont celui-ci nous a transmis les détails. « Lorsque je me vis, dit-il, sous le coup des sentences que tous ces avocats avaient obtenues contre moi, et sans appui d’aucune sorte, j’appelai à mon aide une longue dague que je possédais, car j’ai toujours eu le goût des belles armes. L’homme à qui je m’adressai d’abord fut celui qui m’avait intenté cet injuste procès. Un soir, je lui portai avec ma dague tant de coups dans les jambes et dans les bras, en évitant de le tuer toutefois, que je le mis hors d’état de marcher dorénavant. J’allai ensuite trouver l’acheteur qui avait pris l’affaire à son compte[1], et je le tailladai si bien, lui aussi, que la fin du procès s’ensuivit. Rendant grâces à Dieu de cela comme de toutes choses, j’espérai alors pouvoir vivre quelque temps sans être molesté. »

Voilà donc Cellini, sa vengeance et ses dévotions une fois accomplies, libre de se remettre à l’œuvre et de poursuivre en paix les travaux que lui a confiés le roi. De ces travaux, qui occupaient, outre le maître lui-même, un nombre considérable d’apprentis et d’élèves, bien peu subsistent aujourd’hui. À l’exception de la Nymphe de Fontainebleau, vaste et faible ouvrage dont nous parlerons plus loin, les morceaux que l’on possède en France n’ont qu’une importance médiocre, sinon même une authenticité douteuse. Les riches candélabres en argent faits pour le palais de Fontainebleau ont disparu comme l’aiguière et le bassin offerts à François Ier par le cardinal d’Este, et la seule pièce d’orfèvrerie appartenant à cette époque qui puisse nous donner une idée complète de la manière de Cellini, c’est à Vienne, au cabinet des antiques, qu’il faut aller la chercher : nous voulons parler de cette salière d’or destinée autrefois à orner la table royale, et qui passe pour le chef-d’œuvre de l’artiste[2]. Lui-même semble avoir pensé qu’on devait en juger ainsi, ou que du moins un tel morceau importait singulièrement à sa gloire, car il en a décrit la composition et les détails avec un soin minutieux. « La salière du roi, dit-il, était de forme ovale, de la grandeur de deux tiers de brasse environ, tout entière

  1. Cellini, dans un passage précédent de son livre, explique ce qu’il faut entendre par ces mots. Suivant lui, il était d’usage en France que l’on achetât une plainte portée devant les tribunaux comme on escompte aujourd’hui un papier de commerce. Moyennant une somme proportionnée à l’importance de l’affaire en litige, on se substituait dans tous les droits du premier plaignant, et celui-ci, désintéressé de fait, ne figurait plus au procès que pour la forme.
  2. L’œuvre dont il s’agit a été transportée en Autriche vers la fin du XVIe siècle, à titre de cadeau fait par Charles IX à l’archiduc Ferdinand.