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lèvres bleuâtres, sèches et entr’ouvertes, laissaient apercevoir une rangée de dents longues et aiguës, dont l’émail avait perdu tout son éclat ; sa poitrine se soulevait rapidement chaque fois qu’une espèce de sifflement sortait de sa bouche. Ce malade, ou pour mieux dire ce mourant, était le pauvre Osman, le fils si tendrement aimé et regretté par ses vieux parens d’Asie. Il avait quitté la maison paternelle dix ans auparavant, à la suite d’un pacha voyageur, dont l’intendant, parent éloigné de Ansha, avait imaginé de soulager la famille de sa cousine en établissant l’aîné de ses fils dans une des grandes maisons de Constantinople. Admis chez le pacha en qualité de distributeur de café, sa jolie figure lui avait attiré l’attention et les sympathies du maître, qui, lui ayant fait apprendre tant bien que mal à lire et à écrire, l’avait élevé ensuite à la dignité de son secrétaire, sorte de sinécure qui le rapprochait de sa personne. Je ne suivrai pas Osman dans la carrière des honneurs et de la fortune, car je ne saurais le faire sans m’aventurer sur un terrain des plus glissans, et sans courir le risque de choquer mes lectrices : je dirai seulement qu’Osman, une fois secrétaire du pacha, ne se préoccupa plus que d’amasser de l’argent et de se donner du plaisir. Il vendait la protection, la bienveillance et jusqu’à la présence de son maître ; il passait les heures de liberté que ce maître lui laissait à jouer ou à boire dans la compagnie de ses nombreux esclaves de l’un ou de l’autre sexe. Le maître lui-même prenait quelquefois sa part de ces divertissemens. Les jours, par exemple, où il n’avait pas à se montrer au palais du sultan ni à visiter quelques-uns des ministres, il fermait sa porte vers quatre heures de l’après-midi, et il employait le reste de la journée et une partie de la nuit dans la société de son favori Osman et de plusieurs autres de ses pareils à boire du vin et des liqueurs, et à se réjouir je ne sais comment jusqu’à l’heure où on le transportait complètement anéanti dans l’intérieur de son harem. Osman n’était pas plus sobre que son protecteur, mais il était moins vigoureux, ou peut-être son éducation rustique et les habitudes de son enfance ne l’avaient-elles pas prédisposé à supporter sa nouvelle existence. Sa santé ne résista pas longtemps à de tels excès, et nous venons de le voir luttant sur un lit de douleur contre les angoisses d’une mort prématurée.

Et pourtant Osman n’avait perdu ni toute la naïveté de son âge, ni la délicatesse de ses sentimens, ni cette fraîcheur et cette pureté d’âme qu’il avait apportées naguère de ses montagnes. On se récriera peut-être contre une assertion en apparence trop indulgente. Un homme vénal, débauché, qui emploie l’argent mal acquis à défrayer son hideux libertinage, qui éteint sa jeunesse et jusqu’à sa vie dans les plus tristes excès, peut-il conserver une seule partie de