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Un nègre de choix, qui ne coûtait, dans les premiers temps de la colonie, que 100 écus, en valait plus de 1,000 en 1790. Aussi les colons, désespérés de cette progression si rapide, demandaient-ils à grands cris que l’on prît des mesures pour abaisser les prétentions exorbitantes de nos armateurs, déclarant que si le gouvernement n’y mettait bon ordre, il fallait s’attendre à voir bientôt, faute d’acheteurs, cesser complètement le commerce des nègres. Le ministre de la marine, aimant mieux avoir à supporter les criailleries des colons, qui lui arrivaient fort affaiblies par la distance, que les réclamations des armateurs, faisait la sourde oreille et laissait tranquillement les choses suivre leur cours. La navigation réservée venait cependant de subir un échec malgré la protection dont l’entourait le gouvernement de la métropole. N’ayant importé en 1789 à Saint-Domingue que 3,000 quintaux environ de morue alors que les nègres, dont cette denrée composait presque exclusivement la nourriture, en consommaient chaque année 27,000 quintaux au moins, l’administration coloniale avait pris une résolution énergique. Les ports de Saint-Domingue devaient rester ouverts aux navires des États-Unis tant que le déficit ne serait pas comblé ; mais c’eût été méconnaître les droits les plus incontestés de la mère-patrie que d’étendre cette mesure jusqu’à l’importation des noirs sous un autre pavillon que le pavillon français. Si quelques esclaves étaient introduits furtivement à Saint-Domingue par la navigation étrangère, ce commerce frauduleux était sans importance, et ne pouvait porter que faiblement atteinte aux intérêts qu’on n’hésitait point alors à faire passer avant les intérêts les plus légitimes des colonies.

Le Bon-Père était donc assuré de trouver un placement, avantageux de sa cargaison. La guerre ayant interrompu pendant cinq ans les communications avec la côte d’Afrique, le chiffre de la population noire avait baissé à Saint-Domingue, de 1780 à 1785, de près de cent cinquante mille âmes. C’était ce vide que les habitans avaient hâte de remplir, et qui, depuis quelques années, maintenait les prix à un taux si élevé. Comme au demeurant les colons, bien qu’endettés pour la plupart, n’en faisaient pas moins de magnifiques récoltes et étaient toujours très disposés à augmenter leur exploitation, il n’était pas probable qu’ils voulussent, malgré toutes leurs plaintes, refuser de bons et joyeux noirs tels que ceux que nous apportions, — de francs Congos, des Congos mangeurs de bananes, comme on disait à Saint-Domingue, pour distinguer les esclaves venus des royaumes de Congo et d’Angola de ceux qu’on avait achetés entre Kabenda et Ambriz. Les acquéreurs en effet s’empressèrent à bord du Bon-Père. On eut la précaution de ne leur montrer que les esclaves de qualité inférieure, sachant bien qu’on