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dont le souvenir me fait encore frissonner, vint suspendre notre appareillage. Une malheureuse négresse avait par accident reçu toute une chaudière d’eau bouillante sur le corps. Les médecins la guérirent, ses douleurs cependant avaient été si vives qu’elle perdit la raison. Il fallut la séparer de ses compagnes et l’enfermer dans la sainte-barbe. Laissée un moment sans surveillance, la pauvre folle courut au sabord, réussit à l’ouvrir, et, croyant probablement s’évader, se précipita à la mer. Avant même qu’on pût songer à la secourir, les requins étaient autour d’elle. Elle nageait parfaitement, et pendant quelque temps elle réussit à éviter les gueules béantes prêtes à la saisir. Tout à coup on l’entendit pousser un cri déchirant, et elle disparut sous l’eau, comme entraînée par une force invisible. Une embarcation avait été amenée : quand on arriva sous la poupe, à l’endroit où l’on avait vu la négresse tomber et se débattre, on ne trouva plus qu’une large tache de sang. La sensibilité de nos matelots était depuis trop longtemps émoussée pour qu’un pareil épisode pût leur causer une impression bien vive et surtout bien durable. L’équipage, qui s’était porté tout entier sur le gaillard d’arrière, instinctivement attiré par cet affreux spectacle, fut renvoyé avec quelques jurons énergiques au cabestan et aux écoutes des huniers, et le Bon-Père, dont une fraîche brise ne tarda pas à enfler les voiles, cingla presque en droite ligne vers l’ouest, de manière à couper l’équateur par 20 ou 25 degrés de longitude, et à gagner le plus promptement possible le chef-lieu militaire de notre colonie de Saint-Domingue.

La traversée fut souvent contrariée par des calmes et des orages. Pendant une nuit obscure, le brick, surpris par un grain des tropiques, faillit chavirer. Des matelots descendirent dans les parcs, et à grands coups de fouet ils firent remonter tous les esclaves. Le bâtiment se redressa, et la trombe fut bientôt suivie d’un calme plat dont on profita pour rétablir l’ordre. Nous jetâmes enfin l’ancre devant Saint-Domingue dans les premiers jours du mois d’avril 1790. il nous restait deux cent soixante-dix esclaves, dont cent vingt-huit femmes. Nous n’avions perdu depuis notre départ de Kabenda que dix de nos captifs, et encore dans ce nombre quelques-uns, cédant à la nostalgie, s’étaient-ils laissés mourir d’inanition.

Nous arrivions à Saint-Domingue dans les circonstances les plus favorables. Le commerce français, n’ayant point à craindre la concurrence des navires étrangers, faisait durement la loi aux colonies. En vain les Anglais offraient-ils d’introduire à Saint-Domingue trois ou quatre mille nègres au prix de 1,200 ou 1,400 livres, prix courant du commerce interlope : nos capitaines, sûrs de leur monopole, s’obstinaient à exiger par tête de noir 2,500 et jusqu’à 2,800 livres.