Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/151

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intérêts considérables, qui lui étaient confiés, tant que la nécessité- la plus manifeste ne l’y avait pas autorisé.

M. Guizot raconte à merveille comment cette nécessité a fini par se montrer. La grande association populaire connue sous le nom de ligue contre les lois sur les grains a commencé à Manchester en 1838 ; il ne lui a pas fallu moins de dix ans pour arriver à ses fins. Elle a eu pourtant, presque dès le premier jour, 25,000 adhérens, une souscription publique de 1,250,000 fr. et un de ces hommes qui font réussir les idées en les personnifiant, Richard Cobden. M. Guizot fait de ce grand agitateur un portrait excellent : il le montre aussi habile que résolu, aussi modéré qu’énergique, constamment appliqué à contenir la ligue dans ses limites et à en écarter toute passion étrangère qui aurait pu lui nuire en l’exagérant, tour à tour caressant et menaçant, patient et impérieux, n’ayant qu’un but et y marchant toujours, pas à pas ou en courant, suivant les circonstances, mais sachant s’y arrêter sans le dépasser, d’une éloquence vive, familière, pittoresque, naturelle, et cependant toujours appropriée avec art à l’auditoire et au moment, caractère et talent essentiellement anglais, qui n’ont malheureusement que très-peu d’analogues sur le continent. Malgré un pareil chef et les collaborateurs éminens qui se pressaient autour de lui, malgré ses immenses sacrifices pécuniaires, ses innombrables meetings, ses bruyantes clameurs, malgré la légitimité de sa cause et son infatigable activité, la ligue avait dans la grande propriété un adversaire si opiniâtre, si fortement retranché dans la constitution britannique, qu’elle eût probablement échoué ou du moins vu ajourner longtemps son succès sans la maladie des pommes de terre et la mauvaise récolte de 1845, qui lui apportèrent le formidable auxiliaire de la famine.

C’est cette lugubre perspective qui a pu seule décider sir Robert Peel. Encore fallut-il, pour lui arracher définitivement son adhésion, que le chef du parti whig, lord John Russell, qui avait jusqu’alors partagé son hésitation, eût fait dans une lettre publique une éclatante profession de foi en faveur de la libre importation. Dès ce moment, la victoire de la ligue n’était plus douteuse ; l’aristocratie se divisait, toute la partie whig passait à l’ennemi ; les tories, livrés à eux-mêmes, ne pouvaient plus tenir. On sait quelles crises précédèrent la décision suprême. Sir Robert Peel propose à ses collègues de céder ; la plupart refusent, il donne sa démission. La reine appelle lord John Russell, celui-ci ne peut parvenir à former un cabinet. Peel rentre aux affaires après avoir bien constaté à tous les yeux la sincérité d’une conviction qui n’a pas reculé devant le sacrifice du pouvoir, propose le bill, et, malgré l’opposition désespérée des plus obstinés, le fait triompher par une majorité composée en grande