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circonstances changeantes, qualités dérivées et fortuites, non essentielles et primitives, formes diverses que des rives diverses peignent dans le même courant. Il en est ainsi pour les autres hommes. Ni leurs vices ni leurs vertus ne sont leur nature ; ce n’est point les connaître que les louer ou les blâmer ; ni l’approbation ni la désapprobation ne les définissent ; les noms de bon et de mauvais ne nous disent rien de ce qu’ils sont. Mettez Cartouche dans une cour italienne du XVe siècle ; il sera un grand homme d’état. Transportez ce noble, ladre et d’esprit étroit, dans une boutique ; ce sera un marchand exemplaire. Cet homme public, de probité inflexible, est dans son salon un vaniteux insupportable. Ce père de famille si humain est un politique imbécile. Changez une vertu de milieu, elle devient un vice ; changez un vice de milieu, il devient une vertu. Regardez la même qualité par deux endroits ; d’un côté elle est un défaut, de l’autre elle est un mérite. L’essence de l’homme se trouve cachée bien loin au-dessous de ces étiquettes morales : elles ne désignent que l’effet utile ou nuisible de notre constitution intérieure ; elles ne révèlent pas notre constitution intérieure. Elles sont des lanternes de sûreté ou d’annonce appliquées sur notre nom pour engager le passant à s’écarter ou à s’approcher de nous ; elles ne sont point la carte explicative de notre être. Notre véritable essence consiste dans les causes de nos qualités bonnes ou mauvaises, et ces causes se trouvent dans le tempérament, dans l’espèce et le degré d’imagination, dans la quantité et la vélocité de l’attention, dans la grandeur et la direction des passions primitives. Un caractère est une force comme la pesanteur ou la vapeur d’eau, capable par accident d’effets pernicieux ou profitables, mais dont la nature est indépendante de ces effets pernicieux ou profitables, et qu’on doit définir autrement que par la quantité des poids qu’il soulève ou par la valeur des dégâts qu’il cause. C’est donc méconnaître l’homme que de le réduire, comme fait Thackeray et comme fait la littérature anglaise, à un assemblage de vertus ou de vices ; c’est n’apercevoir de lui que la surface extérieure et sociale ; c’est négliger le fond intime et naturel. Vous trouverez le même défaut dans leur critique, toujours morale, jamais psychologique, occupée à mesurer exactement le degré d’honnêteté des hommes, n’apercevant point le mécanisme de nos sentimens et de nos facultés ; vous trouverez le même défaut dans leur religion et dans leur philosophie, et si vous remontez à la source, selon la règle qui fait dériver les vices des vertus et les vertus des vices, vous verrez toutes ces faiblesses dériver de leur sévérité morale, de leur supériorité pratique et de leur génie social.


H. TAINE.