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encombrer ni des statues admirables, ni cette merveilleuse coupe de porphyre qui n’a pas son égale. Tout cela fut enterré sous les thermes de Titus. Cette négligence à sauver de tels chefs-d’œuvre, négligence dont on ne s’étonne pas assez, suffirait à démontrer quel motif a décidé le fils de Vespasien à placer ses thermes en cet endroit, et sans ce motif elle serait inexplicable. Ainsi comprise, la superposition des deux monumens est une révélation de l’histoire : elle atteste et rend palpable une réaction que les historiens n’ont point assez signalée; mais, dans le silence des historiens, les pierres parlent.

Cette réaction peut se suivre dans les lettres comme à travers les ruines. Jusque-là, si quelque voix s’était élevée contre Néron, elle avait été étouffée sous ses successeurs, qui se portaient pour ses héritiers. En vain on avait écrit l’histoire de tous ceux que Néron avait exilés ou fait mourir. Cette histoire, qui pouvait être longue, ne nous est point parvenue : elle devançait le soulèvement de l’opinion, secondé par le pouvoir; mais quand vinrent les règnes humains de Vespasien et de Titus, et après Domitien les règnes heureux de Nerva et de Trajan, la littérature s’empressa de condamner une mémoire que les empereurs qui la proscrivaient permettaient de haïr. Ceci se remarque chez presque tous les écrivains de cette époque, chez Tacite d’abord, l’ennemi et le flétrisseur immortel de la tyrannie. Juvénal, âme honnête et vigoureuse, qui eut l’honneur d’être exilé par Domitien, a sur Néron un morceau terrible dans sa huitième satire, et il l’a caractérisé d’un mot en l’appelant un prince joueur de lyre, citharœdo principe. Sous Domitien lui-même, qui souffrait qu’on attaquât Néron pour faire croire qu’il ne lui ressemblait pas, on voit les poètes les plus serviles, Stace et Martial, lancer contre Néron des invectives que n’avaient pas le droit de se permettre des flatteurs de Domitien. Stace, en glorifiant les œuvres de celui-ci, pour les relever encore, les oppose à celles de Néron, à ses lacs artificiels, qu’il appelle de sales marécages. Martial s’attendrit sur le sort des pauvres gens dont la Maison-Dorée a envahi le petit champ; il fait des épigrammes sur Néron mort, pour plaire à Domitien vivant. Il devait en trouver aussi pour Domitien... sous Trajan. Lui et Stace célèbrent la mémoire de Lucain; Lucain, la victime de Néron, était à la mode sous les Flaviens. On achetait beaucoup sa Pharsale. Martial lui fait dire : « Il y a des gens qui prétendent que je ne suis pas poète, mais mon libraire croit que je le suis. »

Ainsi s’accomplissait dans la poésie comme dans l’opinion et le gouvernement une juste réaction contre un égarement passager de la foule qui avait admiré Néron; mais on ne gagna pas grand’chose à être délivré de cette tyrannie posthume de sa mémoire, quand on fut livré à la tyrannie vivante de Domitien.


J.-J. AMPERE.