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Au moment où le roi de Naples et les maréchaux avaient repassé le Niémen, Kutusof et Wittgenstein ne traînaient plus après eux que des débris, ce qui nous avait fait croire qu’avant plusieurs mois les Russes seraient hors d’état de rien entreprendre. C’était là une grande erreur. L’empereur Alexandre, non moins prévoyant et actif que son adversaire, n’avait pas attendu la fin de la campagne pour se créer de formidables réserves. Il s’était adressé à toutes les passions généreuses de ses peuples. Souverain et pontife tout ensemble, parlant au nom des intérêts les plus chers, l’indépendance nationale et la religion, il avait ému et entraîné toutes les âmes. Il n’y avait pas une province, si reculée qu’elle fût, pas une peuplade, pas une tribu, dans le sein desquelles la voix des prêtres, appelant les sujets de l’empereur à la guerre sainte, ne se fût fait entendre, pas une qui n’eût répondu à cet appel patriotique. Pendant toute l’année 1812, d’immenses levées d’hommes et de chevaux n’avaient pas cessé d’être opérées dans tout l’empire. Aussitôt enrôlés, les nouveaux soldats avaient été habillés, armés, instruits, organisés, et, sans tenir compte de l’inclémence de la saison, subordonnant toutes considérations, même celle de l’humanité, à un intérêt supérieur, celui d’anéantir les derniers débris de l’armée envahissante, on les avait successivement acheminés sur les frontières occidentales. Ces corps, dans leur long trajet par un froid de 25 degrés, avaient perdu une partie considérable de leur effectif. Néanmoins ils formaient dans leur ensemble une masse imposante. Ils s’avançaient par échelons très espacés, et ils étaient composés de troupes régulières et irrégulières. Ces dernières constituaient à elles seules une cavalerie pour ainsi dire innombrable ; on y voyait mêlés les contingens[1] des peuplades et tribus d’Europe et d’Asie, des Cosaques de toute race, des Bashkirs, des Tartares sédentaires et nomades. Ces hommes étaient montés sur des chevaux de petite taille, mais infatigables ; ils portaient le costume national et venaient combattre l’Europe civilisée avec leurs armes héréditaires ; ils accouraient à la voix de leur empereur, enflammés, comme autrefois leurs aïeux, par l’amour du butin et du soleil.

Dans les derniers jours de janvier 1813, tous les corps russes s’ébranlèrent à la fois et se portèrent, leur aile droite commandée par Wittgenstein, sur Newstettin, leur centre composé des troupes de Wintzingerode de Landskoï, de Doctorof et de Miloradovitch, présentant un effectif d’environ 40,000 hommes, sur Plock, Bromberg et Thorn, et leur aile gauche d’environ 20,000 hommes, conduite par les généraux Sacken et Essen, sur la Haute-Vistule, dans la direction de Pulstuck et d’Ostrolenka. Une de leurs colonnes eut l’ordre

  1. Dépêche du général Régnier. (Dépôt de la guerre.)