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soutien de tous les intérêts compromis ou menacés, le tsar assurerait non-seulement pour jamais le repos de son empire, mais acquerrait sur les races germaniques et sur leurs gouvernemens un ascendant qui le rendrait l’arbitre de l’Europe. » Ces argumens flattaient trop directement les penchans ambitieux et mystiques de l’empereur Alexandre pour ne l’avoir pas séduit, et il était, autant que pouvait l’être un esprit aussi mobile que le sien, le défenseur ardent des doctrines du parti allemand. Ce système ne rencontrait autour de lui que très peu d’adhérens, et parmi les généraux en renom, un seul, le comte de Wittgenstein, s’en était fait le champion. Tous les autres professaient une opinion ouvertement contraire. Les chefs réputés les plus habiles et les plus sages, Kutusof, Barclay de Tolly, Miloradovitch, montraient la plus vive répugnance à se jeter, pour des intérêts étrangers à leur pays, dans les hasards d’une guerre lointaine et continue avec l’empire français. « La Russie, disaient-ils, combattant chez elle, au milieu de ses foyers, était invincible ; toutes les fois au contraire qu’elle avait envoyé ses armées opérer loin de ses frontières, elle avait défié la fortune et s’était attiré ses rigueurs. Aujourd’hui elle avait une grandeur de situation incomparable : elle n’avait pas seulement vaincu, repoussé l’invasion ; elle avait conquis toute la Pologne. Elle était l’arbitre suprême du grand-duché de Varsovie, la dispensatrice de ses dépouilles. C’était là un résultat immense ; elle l’avait acheté au prix des plus glorieux, mais des plus cruels sacrifices ; il y aurait témérité à le compromettre en se précipitant dans des expéditions aventureuses, en allant chercher son ennemi au milieu de ses ressources, de ses places de guerre, sur des champs de bataille de son choix, et où il avait remporté autrefois ses plus beaux triomphes. Un grand revers, comme celui d’Austerlitz, remettrait tout en question, même les conquêtes aujourd’hui les mieux assurées. La Russie avait donné à tous les peuples l’exemple du courage et de l’abnégation ; c’était à eux de le suivre. Devait-elle donc se sacrifier pour cette Allemagne qui, il y a quelques mois, avait jugé utile à ses intérêts de s’unir à la France pour l’envahir et l’asservir ? »

En présence d’un si complet désaccord entre le tsar et ses généraux sur le but et la conduite de la guerre, il était naturel que Frédéric-Guillaume voulût attendre, avant de prendre un parti, que la situation fût nettement éclaircie. En conséquence il fut décidé qu’un officier qui avait toute la confiance du roi et qui avait aussi celle de l’empereur Alexandre, le colonel Knesebeck, serait envoyé immédiatement auprès de ce souverain et chargé de deux missions : l’une, toute confidentielle, qui avait pour objet d’éclaircir et de régler tous les points relatifs à l’alliance ; l’autre, ostensible et officielle, destinée à justifier aux yeux de Napoléon l’envoi du colonel,