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aux dernières splendeurs de Louis XIV pour s’achever sous le gouvernement de Mme de Prie et des frères Pâris, s’il s’était préoccupé de rendre et la publication de son livre plus facile et le succès plus certain, il aurait laissé une œuvre qui frapperait probablement par une disproportion sensible entre le temps que l’on consacre à la lire et le profit qu’on en recueille. On y remarquerait à la fois et la multitude des détails et la rareté des grands événemens : Saint-Simon ne connaît guère en effet que par ouï-dire la plupart de ceux qu’il expose. Étranger au gouvernement de Louis XIV, puis, sous la régence même, jouissant plutôt de l’estime que de la confiance du duc d’Orléans, il apprend peu de choses qu’on ne sache déjà, et son cœur est trop passionné pour que son esprit ne soit pas souvent crédule. Avec plus de souci du public et de sa renommée, on peut donc croire qu’il aurait passé pour un rêveur d’un caractère honorable et d’un commerce fatigant, et que son livre serait allé prendre place entre le Journal de Dangeau et les Souvenirs de Madame de Caylus. Si Saint-Simon est passé de plein saut au rang des maîtres, si, sous l’empire d’une irrésistible fascination, l’on oublie ses inexactitudes, ses longueurs, ses redites, si on lui passe toutes les fantaisies d’un esprit malade et parfois les colères d’un cœur pétri de fiel, c’est que ce livre n’est ni un monument d’histoire ni une œuvre d’art ; c’est l’image même d’une vie humaine qui palpite de ses pensées et de ses émotions quotidiennes. Nous n’avons pas devant nous des mémoires habilement calculés pour la perspective, mais un drame prodigieux dont l’écrivain lui-même est le héros. Celui-ci y laisse en effet déborder ses passions plutôt pour se soulager de la contrainte forcée que lui imposent ses contemporains qu’avec l’espérance de mettre la postérité de moitié dans ses convictions et dans ses haines.

Comment Saint-Simon aurait-il entretenu un tel espoir, lui que sa propre génération s’était obstinément refusée à comprendre, et qui n’avait recueilli jusque dans les rangs des siens qu’amertumes et ironies pour les entreprises que son indomptable persévérance le portait à tenter dans l’intérêt de leur importance commune ? En plein XVIIIe siècle, lorsque déjà régnaient Voltaire et Rousseau, l’atrabilaire vieillard, retiré à La Ferté, n’était plus que l’inoffensif chevalier de causes perdues, dont les assauts contre les bonnets rappelaient ceux de don Quichotte contre les moulins. En défendant rétrospectivement des idées qui n’avaient même jamais été admises par la majorité des vingt seigneurs laïques revêtus de duchés-pairies, Saint-Simon savait fort bien qu’il n’arrêterait ni le cours de l’opinion ni celui des événemens ; il n’ignorait pas davantage qu’une admiration alors générale en Europe pour Louis XIV associait à la gloire de cette grande époque, dans la mesure de leur importance respective,