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Luxembourg, Vendôme, Villars, Louvois, Noailles, Harlay, Lamoignon et beaucoup d’autres dont il se complaît à contester les services, à dénigrer les talens et jusqu’à la probité. Au terme d’une vie qu’avaient troublée tant de chimères, il protestait seul cependant contre le sentiment de tous, moins soucieux de sa renommée que de sa vengeance. Caché dans son château comme un franc-juge dans l’ombre d’un tribunal wehmique, il évoquait tous ses ennemis, depuis Mme de Maintenon, qui avait dédaigné sa jeunesse, jusqu’au cardinal Dubois, dont l’habileté avait obtenu sur son vieux dévouement un triomphe facile. C’est dans cette satisfaction sans calcul comme sans mesure donnée à ses sentimens personnels que gît l’originalité véritable des Mémoires de Saint-Simon.

Il est plus ordinaire d’admirer ceux-ci que de se rendre un juste compte des motifs de son admiration. Saint-Simon n’a ni l’art profondément calculé de Tacite ou de Salluste, ni la splendeur littéraire de Tite-Live, ni la vérité sévère de Thucydide ; le cardinal de Retz l’emporte sur lui par l’éclat en quelque sorte métallique qu’il imprime à ses maximes ; il reste loin de Voltaire pour l’élégante facilité du style ; ses narrations brillantes, mais diffuses, ne sont pas, comme celles de Mme de Sévigné, toutes pailletées de mots immortels. Il est grand peintre sans être toujours dessinateur exact ; le génie abonde chez lui plus que la vérité ; esprit moins juste que puissant, de plus de passion que de culture, sa langue a quelque chose d’ardent comme sa pensée et d’inexpérimenté comme sa conduite, et on serait presque autorisé à dire qu’il a doté la France d’un chef-d’œuvre sans avoir fait un bon livre.

Un mot qui a réussi comme réussissent d’ordinaire les jugemens tout faits, c’est que Saint-Simon a créé le style grand seigneur. S’il faut entendre par là des allures dégagées, relevées par une certaine pointe de fatuité, les Mémoires du chevalier de Grammont et plusieurs écrits du XVIIIe siècle correspondent bien mieux à ce type que le livre à la fois très sérieux et très incorrect de Saint-Simon. Que si l’on veut parler de la belle langue formée à l’hôtel de Rambouillet et à l’hôtel de Carnavalet, langue que l’on continuait à parler à Versailles chez le roi et chez Mme de Maintenon, à Paris dans les salons de la haute magistrature, l’écho en est assurément plus affaibli dans les écrits de Saint-Simon que dans les Mémoires de La Rochefoucauld et de Mme de La Fayette, dans les lettres de Mme de Sévigné et de Fénelon ou dans les discours de d’Aguesseau. L’aristocratique dédain de Saint-Simon pour la renommée littéraire lui fait traiter la langue en bourgeoise, et son ardent jansénisme n’exclut pas moins la mesure que la charité ; son style libre et presque déshabillé sent bien moins son cordon bleu et ses