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Lallemand, qui était l’ambassadeur en titre, avait succédé à d’Henin, qui fut le premier représentant de la république française auprès de la seigneurie de Saint-Marc. Jeune, ambitieux, ardent propagateur des idées nouvelles, qu’il croyait destinées à changer la face du monde, Villetard avait les qualités et les défauts d’un brouillon fanatique. Il avait attiré et groupé autour de lui tous les esprits mécontens et s’était constitué le chef d’une opposition sourde qui, grâce aux progrès de l’armée française, devenait chaque jour plus redoutable. On n’a pas oublié ce personnage mystérieux que Lorenzo avait rencontré dans un café de la place Saint-Marc, à son arrivée à Venise en 1790, et qu’il avait revu à Padoue, la veille de la révolte des étudians : c’était un noble vénitien, nommé Zorzi. Ami d’enfance d’Angelo Querini, sénateur et érudit fort distingué dont il partageait les sentimens politiques, Zorzi était de ce petit nombre d’esprits éclairés qui, avec Paul Renier, l’avant-dernier doge de la république, avaient essayé en 1762 de réformer la vieille constitution et surtout de limiter la puissance du conseil des dix. Leurs efforts furent combattus avec succès par l’éloquence de Marco Foscarini, le doge alors régnant et l’une des illustrations de Venise. Doué d’une grande intelligence, Zorzi avait beaucoup voyagé, et de ses courses aventureuses à travers l’Europe il avait rapporté dans sa patrie des vues hardies et une fortune délabrée. Il avait connu le père du chevalier Sarti, et s’était lié avec Villetard, dont il servait les projets.

Zorzi était sincère dans l’opposition qu’il faisait au gouvernement de la seigneurie, et s’il désirait ardemment une réforme de la vieille constitution de la république patricienne, il était loin de vouloir qu’on touchât à l’indépendance de sa patrie. C’était un esprit généreux, très convaincu de la nécessité d’une transformation des vieilles sociétés humaines. La philosophie du XVIIIe siècle et la révolution française, conséquence de cette philosophie, étaient, pour Zorzi comme pour Villetard, l’avènement d’un nouvel idéal de justice qu’il fallait réaliser par la persuasion ou par la force. Les menées de Villetard et de ses partisans n’avaient point échappé à la vigilance des inquisiteurs d’état. Plusieurs fois le conseil des dix avait été au moment de les faire arrêter, ainsi que Zorzi et les jeunes gens qu’ils avaient embauchés ; mais on craignait la colère de la France, qu’on voulait ménager pour mieux la tromper. On n’attendait qu’une occasion favorable, un revers de l’armée victorieuse, pour mettre la main sur ce groupe de factieux, qu’on ne perdait pas un instant de vue.

Le chevalier Sarti s’était heureusement tiré du danger qu’il avait affronté lors de son entrevue nocturne avec Beata. Nageur inexpérimenté, il n’avait écouté que son amour en se précipitant du haut du balcon dans le Grand-Canal, et il aurait inévitablement succombé dans ses efforts pour gagner la rive opposée sans la rencontre