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d’un batelier, marchand de fruits, qui vint à son secours et le transporta presque mourant à son appartement della Giudecca. Remis, après quelques jours de repos, de la secousse violente qu’il venait d’éprouver ; le chevalier se trouva dans l’une des situations les plus pénibles de sa vie. Non-seulement il pouvait craindre que le sénateur Zeno, en apprenant qu’il avait osé s’introduire dans la chambre de sa fille, ne le fît jeter dans un cachot sans autre forme de procès, comme cela se pratiquait à Venise dans les conjonctures difficiles ; mais il comprenait que Beata était perdue pour lui, si les événemens politiques qui se compliquaient à l’extérieur ne venaient contrarier les projets d’alliance formés entre les deux nobles familles. Décidé à n’abandonner l’espoir de posséder la femme qu’il adorait qu’avec le dernier souffle de la vie, Lorenzo ne se laissa pas décourager par les difficultés qui le pressaient de toutes parts. Il résolut de revoir Beata d’une manière ou d’une autre, de pénétrer encore une fois dans le palais de son père et de l’enlever même, si cela lui était possible. Un seul doute l’arrêtait ; était-il assez aimé de la gentildonna pour obtenir son consentement à un parti aussi extrême ? N’avait-il pas eu lieu de se convaincre tout récemment que cette âme si belle et si charmante, qui était capable des plus grands sacrifices de résignation, n’avait pas assez d’énergie et avait trop de hauteur pour braver ouvertement l’opinion des hommes et manquer aux devoirs de sa position ? La nature d’esprit du chevalier Sarti, sa jeunesse et la passion dont il était enivré ne lui permettaient pas de tenir compte de ces diverses nuances du caractère de Beata. Pour une imagination exaltée qui, s’inspirant de Platon, de Dante et de Rousseau, considérait l’amour comme la source de toute grandeur et de toute félicité, pouvait-il exister un autre devoir que celui d’obéir à l’instinct du cœur ?

Lorenzo se promenait un jour sur le quai des Esclavons (riva dei Schiavoni), rêvant à sa triste position et aux moyens de revoir Beata, quand il fut heurté par une espèce de facchino ou de commissionnaire qui lui dit en s’excusant : — Perdono, eccellenza. — Et il continua son chemin en murmurant entre ses dents le refrain d’une vieille chanson populaire :

Sulla riva dei Schiavoni
Là si mangia i bon bocconi[1].

Absorbé dans ses réflexions, le chevalier avait à peine fait attention à cet incident, lorsqu’il fut poussé de nouveau par le même individu, qui était revenu sur ses pas. — Balordo ! lui dit alors le chevalier avec humeur, tu ne vois donc pas clair ?

  1. « Sur le quai des Esclavons, on mange de bons morceaux. »