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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/872

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la poésie et de la réalité, c’est le carnaval de Venise aux derniers jours de son indépendance. Pendant que ce festin de Balthazar déroule ses pompes et ses folles mascarades sur cette place de Saint-Marc, qui est une des merveilles du monde, le destin de la république siège au palais ducal dans la personne du faible Louis Manini, qui pleure en s’écriant devant quelques conseillers aussi faibles que lui :

… Divùm, inclementia divûm
Has evertit opes, sternitque a culmine Trojam.

« C’est le courroux, l’impitoyable courroux des dieux qui renverse cet empire, et qui précipite du faite Ilion[1]. »

Beata traversait avec peine cette cohue bruyante, l’âme remplie d’une tristesse inconsolable. Enveloppée dans un domino noir qui laissait apercevoir l’élégance et la souplesse de sa taille divine, ses beaux yeux abrités sous un masque de velours qui lui permettait de tout voir sans trahir sa propre émotion, elle s’appuyait légèrement sur le bras du chevalier Grimani, prêtant l’oreille aux lazzi de la foule, aux à parte des couples heureux. Au détour du campanile, au moment d’entrer dans la grande place, Beata fut assez rudement poussée par un flot de masques venant dans le sens contraire, et se trouva tout à coup séparée du chevalier Grimani. Elle voulut ressaisir immédiatement le bras de son fiancé ; mais, heurtée par les divers courans de cette foule innombrable, elle fut comme enfermée dans un cercle qu’elle ne put franchir. Ce cercle, allant toujours se rétrécissant autour d’elle, la poussait vers la Piazzetta et le Grand-Canal malgré les efforts qu’elle faisait pour résister à cette impulsion. La liberté dont on jouissait à Venise pendant le carnaval était si grande, le masque était si respecté et le déguisement autorisait tant d’intrigues et d’espiègleries innocentes, que Beata ne fut pas trop alarmée d’un incident qui n’avait rien de bien extraordinaire, au milieu d’une multitude qui se soulevait et s’apaisait comme les vagues de l’Adriatique. Cependant son inquiétude devint un peu plus vive lorsqu’elle se sentit prendre le bras par un des masques qui l’approchaient et qu’il lui dit à l’oreille :

— Où vas-tu, anima affannata ? et que cherches-tu dans ce tourbillon de folies et de vaines paroles ? Est-ce la paix, la lumière et l’idéal de ta noble vie ?

..........Beata, i tuoi martiri
A lagrimar mi fanno tristo e pio…

Si tu veux me suivre, je te conduirai dans les bras de celui que tu adores et qui est digne de ton amour.

  1. Enéide, livre II.