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En prononçant ces mots, qui trahissaient un ami de Lorenzo, le masque inconnu pressait les pas de la gentildonna et l’entraînait de plus en plus vers le traghetto où sans doute devait se trouver une gondole prête à les recevoir. Éperdue, indécise, ne sachant comment échapper à la contrainte dont elle se voyait l’objet, Beata fit de nouveaux efforts pour remonter le courant de la foule en repoussant la main qui étreignait son bras. Le masque, reprenant alors son bras avec plus de violence, lui dit : — Pourquoi veux-tu fuir ton bon génie, qui te parle par ma voix ? Sais-tu bien l’avenir qui t’attend, ô noble fille de Venise !


Amor ch’ a nullo amato amar perdona


te suivra comme une ombre jusque dans le lit nuptial où tu ne pourras étouffer des souvenirs vengeurs de la foi trahie ! Le temps presse, l’heure est propice ; écoute les conseils d’un ami, car dans quelques jours peut-être il sera trop tard.

Le masque n’avait pas achevé de prononcer ces dernières paroles, que le cercle qui enfermait Beata fut rompu par un courant de nouveau-venus qui remontait la Piazzetta. Libre alors, la pauvre gentildonna s’éloigna rapidement du lieu où elle avait été entraînée et se perdit dans la foule. Elle tremblait et regardait sans cesse derrière elle pour s’assurer si personne ne la suivait. Son trouble, qui était grand, provenait bien moins du danger qu’elle avait couru d’être enlevée, pensait-elle, que des paroles mystérieuses qu’on lui avait adressées. Ce ne pouvait être évidemment qu’un ami de Lorenzo, qui, pour se faire connaître de la fille du sénateur, lui avait applique les vers de la Divine Comédie que nous avons cités, et que Beata savait par cœur. Que voulaient dire surtout ces mots sinistres : Dans quelques jours il sera peut-être trop tard ? Lorenzo serait-il menacé d’un grand malheur, comme elle avait tout lieu de le craindre ? Cette pensée était la plus amère de toutes au cœur de la noble signora. Ce n’est qu’au Salvadego que Beata retrouva les siens et le chevalier Grimani, qui l’avait cherchée vainement au milieu de la foule, et qui commençait à s’inquiéter de son absence. Elle se garda bien de parler à son fiancé de l’aventure qui la troublait, et, attribuant son éloignement à la violente pression de la multitude qui l’avait arrachée au bras du chevalier, elle contint son émotion et refoula dans son âme ses tristes pressentimens.

La célèbre osteria du Salvadego (le Sauvage) était située au fond de la grande place, à l’angle à main droite lorsqu’on a tourné le dos à la basilique de Venise. Elle avait deux issues, l’une sur la place même, l’autre par derrière, ouvrant sur un petit canal. L’osteria était plus particulièrement fréquentée par l’aristocratie, qui,