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fatale qui a perdu la république. Cependant ni le caractère du chef de l’armée française, ni la portée de son génie et l’influence qu’il pouvait avoir un jour sur les destinées du monde, n’avaient échappé à la sagacité de l’aristocratie vénitienne. Dès les premiers rapports que les ambassadeurs de Venise eurent avec cet homme redoutable, ils furent frappés de l’étendue et de la profondeur de son coup-d’œil, et communiquèrent au sénat l’impression qu’ils en avaient reçue. « La variété des objets, disent les commissaires envoyés près du général Bonaparte dans le mois de juin de l’année 1796, la finesse de ses observations, l’étendue de ses vues, la manière dont il les développait, ses aperçus sur les intérêts de sa nation et des autres, tout cela nous autorise à penser, non-seulement que cet homme est doué de beaucoup de talent pour les affaires politiques, mais qu’il doit, avoir un jour une grande influence dans son pays[1]. » Depuis cette conférence, les événemens de la guerre n’avaient que trop confirmé les prévisions des deux patriciens. Le 25 mars 1797, le procurateur François Pesaro et le sage de terre ferme, Jean-Baptiste Cornaro, furent envoyés à Goritz, où se trouvait le général Bonaparte, pour se plaindre de l’oppression qu’exerçait l’armée française sur les provinces de la république. Dans cette longue entrevue, les commissaires vénitiens eurent lieu de se convaincre que le sort de leur pays dépendait de l’intérêt qu’aurait Bonaparte à le sacrifier à son ambition, dont ils avaient sondé l’égoïsme implacable.

De retour à Venise, François Pesaro propagea l’alarme, et, avec le concours de son ami le sénateur Zeno et des autres partisans d’une alliance ouverte avec l’Autriche, il poussa le gouvernement à prendre des mesures énergiques. On ordonna secrètement la levée en masse des paysans du Véronais et du Bergamasque, dont la diversion pouvait être funeste à l’armée française. À la première nouvelle qu’eut le général Bonaparte de ces préparatifs d’armement, il envoya à Venise un de ses aides de camp, Junot, avec une lettre menaçante pour le doge, Louis Manini. Junot fut introduit dans le grand conseil, présidé par le doge, le 15 avril 1797. Il lut à haute voix la lettre du général en chef, puis le ministre du directoire, inspiré par les conseils de Villetard, son secrétaire, demanda la mise en liberté de tous les partisans de la France qui remplissaient les prisons de la république. C’est à l’occasion de ces événemens politiques que le chevalier Sarti sortit des plombs de Venise, où il était resté enfermé un peu plus de six semaines.

Rendu à la liberté, Lorenzo fut bientôt instruit, par la voix publique, de tout ce qui s’était passé pendant le temps de sa captivité.

  1. Ces commissaires étaient les patriciens Nicolas Bataja et Nicolas Erizzo. Voyez Daru, t. VII, p. 19.