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Il apprit alors quelle avait été la conduite admirable de Beata, la rupture de son mariage avec le chevalier Grimant, les démarches hardies et compromettantes qu’elle n’avait pas craint de faire en faveur des prisonniers. Tout Venise était persuadé que c’était à l’influence de la noble fille du sénateur Zeno qu’on devait l’élargissement des victimes de l’inquisition. Saisi de honte et de remords d’avoir pu méconnaître un seul instant le caractère angélique de cette femme, qui se montrait à lui sous une face toute nouvelle, le chevalier Sarti ’courut au palais Zeno, résolu à tout braver pour implorer son pardon. Hélas ! il trouva la maison tout en deuil ! L’abbé Zamaria était mort depuis quelques jours. Cet esprit charmant, qui reflétait la gaieté bénigne et l’insouciance du peuple vénitien, s’était éteint sans douleur, comme una lucciola di mare qui s’est épuisée à bourdonner et à s’ébattre autour du rayon de lumière qui l’avait porté. Plusieurs fois il avait demandé à voir son cher Lorenzo, dont il ignorait la captivité. Beata avait ordonné aux domestiques de lui cacher un malheur qui aurait attristé inutilement ses dernières heures, qui furent douces et sereines. N’ayant trouvé au palais que le vieux Bernabo, dont l’accueil froid et morose fut loin de l’encourager à renouveler la tentative, le chevalier Sarti eut le pressentiment qu’il pourrait rencontrer Beata à l’église San-Geminiano, où il y avait, ce jour-là, une cérémonie extraordinaire. Après l’avoir cherchée inutilement dans tous les coins et recoins de l’église, Lorenzo reconnut sa voix, et, traversant la foule comme un fou, il monta précipitamment à la cantoria, où il vit Beata entourée de toutes les jeunes scolare qu’elle avait émues, et qui pleuraient avec elle en ignorant la cause de sa douleur. L’arrivée de Lorenzo, le désordre de ses traits et de ses paroles, l’étonnement, le ravissement de Beata à la vue du chevalier qu’elle croyait encore et pour longtemps sous les plombs, donnèrent à cette scène la signification qui lui manquait. Ce fut bientôt l’histoire de tout Venise, et au milieu de cette ville remplie de soldats, de bruits et d’anxiété, on ne s’entretenait que de l’amour touchant et romanesque du chevalier Sarti pour la fille du sénateur Zeno.

Les partisans de la révolution, qui, depuis l’apparition de Junot à Venise, avaient relevé la tête et parlaient haut comme les maîtres futurs de la république, exaltaient la conduite généreuse de Beata. Fille d’un patricien, disaient-ils avec enthousiasme, elle n’a point dédaigné les vœux du chevalier Sarti, qui lui doit tout, jusque la liberté qu’il vient de récupérer. Voilà un signe éclatant du triomphe des idées nouvelles, ajoutaient-ils, et il appartenait à notre brave chevalier de pénétrer le premier dans le cœur de l’aristocratie. Ces propos et d’autres encore témoignaient de la popularité du chevalier Sarti parmi la jeunesse qui formait le noyau du parti démocratique.