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trop aride peut-être dans la nourriture qu’on donnait à mon esprit.

« Vivant au milieu d’une société brillante qui ne pensait qu’au plaisir, adorée de mon père, qui, pour me rendre plus digne de l’héritage qu’il me destinait, aimait à m’entretenir du spectacle de l’histoire et des problèmes redoutables qui touchent au gouvernement des hommes, sa principale occupation, je grandissais comme une plante qu’on soigne trop et à qui l’on mesure l’air vivifiant, ou comme un oiseau qui, dans la cage d’or où il est éclos artificiellement, ignore les vicissitudes de la liberté. Soumise aux devoirs de mon sexe, à ceux de ma position, j’accomplissais tout ce qui m’était prescrit par les bienséances du monde que j’avais sous les yeux sans en comprendre bien le sens. Les arts, la littérature et même les pratiques extérieures de la religion me paraissaient des distractions aimables, l’ornement nécessaire d’une société polie. Ainsi s’écoulaient les jours paisibles de mon existence, et mon âme, bornée dans ses désirs, parce qu’aucun accident de la route n’avait éveillé encore sa noble curiosité, ne s’élevait pas au-dessus de l’horizon de la vie matérielle.

« C’est alors que la Providence vous conduisit à la villa Cadolce. Je pris soin, à mon tour, de votre éducation, et, sous la haute surveillance de l’abbé Zamaria, je me plaisais à cultiver votre belle nature et à en faire jaillir les sources généreuses. On eût dit que mon cœur inoccupé avait saisi avec empressement l’occasion de satisfaire ses besoins d’affection, que vous étiez pour moi comme un jeune frère sur lequel une sœur plus âgée aime à exercer ses instincts de maternité. Je ne vous dirai pas, mon ami, quel bonheur j’éprouvai à voir se développer chaque jour votre intelligence si docile aux soins qu’on lui prodiguait, de quel ravissement je fus saisie lorsque je vis éclater dans vos yeux et sur votre front si pur l’étincelle de la vie morale. Une émotion confuse et inexplicable m’agitait à votre aspect, une joie intime et délicieuse qui doit ressembler au tressaillement de bonheur qu’éprouve une mère alors qu’elle voit l’âme de son enfant se dégager — qual mattutina stella — des limbes de l’instinct me pénétrait aussi aux moindres paroles que je vous entendais proférer. Il me semblait que tout se renouvelait au dedans de moi, qu’une sève printanière circulait dans mes veines, et que mon cœur s’emplissait d’un souffle régénérateur. Éclairée par cette lumière intérieure que je ne savais comment qualifier, je promenais sur le monde des regards curieux. Chaque chose m’apparaissait sous un aspect nouveau. La société, les arts et la nature me parlaient un langage que je comprenais pour la première fois, et l’horizon de la vie s’était agrandi tout à coup devant mon âme enchantée.

« Ah ! Lorenzo, quels jours d’inexprimable félicité succédèrent pour moi à ce réveil de mon cœur ! Quels momens délicieux je passai à la villa Cadolce en assistant aux leçons que vous donnait l’abbé