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tout ce que j’ai souffert pendant votre longue absence, ni les innocens stratagèmes qu’il m’a fallu employer pour retarder mon mariage avec le chevalier Grimani : je ne vous rappellerai pas non plus tout ce qui est survenu depuis votre retour à Venise, ajouta Beata en posant sur ses yeux la main qui lui restait libre ; mais pour que vous puissiez comprendre la conduite que j’ai tenue depuis le jour fatal où vous avez quitté le palais de mon père, je dois vous dire ce qui se passait dans mon âme pendant que je luttais ainsi contre la destinée que je m’étais faite.

En prononçant ces dernières paroles, Beata, fatiguée par les efforts qu’elle venait de faire, fut prise d’une toux sèche et si persistante, qu’on fut obligé de la soulever de son lit et d’humecter ses lèvres de quelques gouttes d’essence. Le chevalier tremblait en tenant dans ses bras le corps épuisé de cette femme adorée qui lui dit en tournant vers lui ses yeux presque éteints : — Si vous manquez déjà de courage, mon ami, que sera-ce donc plus tard !

Lorenzo, pour toute réponse, se mit à sangloter si fort, que Teresa, effrayée, sonna le médecin qui veillait dans l’antichambre. La crise ne dura pas longtemps. Beata, soulagée, fut remise dans la position qu’elle avait auparavant, et le médecin se retira ainsi que les domestiques qui l’avaient suivi.

« Mon ami, reprit la gentildonna avec un doux et charmant sourire qui vint éclairer subitement ce beau visage déjà flétri par la souffrance, après le bonheur de vous avoir connu, je vous dois encore les plus pures jouissances que j’aie goûtées dans ce monde. Oui, cher Lorenzo, j’ose vous le dire aujourd’hui pour la première fois, le sentiment que vous m’avez inspiré a été pour moi la source d’une vie nouvelle. Vous avez réveillé mon âme endormie et vous lui avez communiqué une impulsion pour laquelle je vous devrai une éternelle reconnaissance. C’est un devoir pour moi de vous raconter comment s’est opéré, dans les dispositions secrètes de mon cœur, un si grand changement.

« Vous le savez, mon ami, ayant perdu ma mère de très bonne heure, j’ai été élevée par des serviteurs dévoués, sous la surveillance de mon père et de l’abbé Zamaria, qui prit un soin tout particulier de mon instruction. On m’enseigna plus de choses que les femmes de mon temps et de ma condition n’avaient coutume d’en apprendre, et les livres eurent plus de part à mon éducation que l’instinct de la nature. Je manquai de cette discipline qu’insinuent dans le cœur d’un enfant les baisers de la femme qui lui a donné le jour, et dont rien ne saurait remplacer la tendresse. Heureusement les arts et surtout la musique, ce langage mystérieux du sentiment qui nous révèle ce que la parole est impuissante à exprimer, vinrent tempérer par leur douce influence ce qu’il y avait de trop sévère, de