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l’appui de lord John Russell, qui a grossi la majorité ministérielle dans la discussion du plan financier, est un appui fort précaire. Rien ne le prouve mieux que la faible majorité de 13 voix obtenue par le cabinet sur une question de réforme électorale. La plus grande garantie pour lord Palmerston, c’est que les partis, malgré leurs essais de coalition, sont travaillés par trop de divisions pour opposer une force compacte au ministère, et surtout pour lui assurer un successeur.

Au moment où nous vivons, quand de grandes questions diplomatiques ne sont pas dans l’air, les affaires de finance et d’industrie, cela est visible, passent au premier rang. Elles obsèdent les esprits, elles réagissent sur les mœurs, elles décident de la fortune des gouvernemens. Chaque temps a sa mode : le monde se fait aujourd’hui volontiers commerçant, industriel, financier, spéculateur ; mais jusqu’où peut-il aller dans cette voie ? Qui viendra jeter le jour sur cet amas de grandes entreprises et d’opérations équivoques ? Sous quelle multitude de formes l’esprit de spéculation peut-il se produire ? Suivez M. Proudhon, un terrible guide en ces matières, il vous en donnera quelque idée dans son Manuel du Spéculateur à la Bourse, œuvre que l’auteur signe dans une édition nouvelle, après l’avoir publiée une première fois sans y mettre son nom ; il vous montrera tout ce qui peut entrer d’élémens inavoués, bizarres, factices, dans ce qu’on nomme le mouvement de la richesse publique. Il y a deux hommes en M. Proudhon : il y a le théoricien qui s’enivre de ses lubies socialistes, qui parle de féodalité industrielle, d’empire industriel, de république industrielle, et arrive par les procédés les plus imprévus à des reconstitutions de la société dont on n’aperçoit pas bien le caractère ; mais il y a aussi l’observateur sagace, pénétrant, implacable. Quand il s’empare d’un sujet, il le décompose avec une singulière vigueur d’ironie et d’éloquence, et il ne laisse point de faire de dangereuses blessures. Ce n’est point par un caprice tout à fait arbitraire que M. Proudhon a pris la Bourse pour objet de cette monographie : c’est que la Bourse en effet est le point central vers lequel tout converge dans les régions économiques ; c’est là que tout vit, que tout s’agite. L’histoire de la Bourse pourrait devenir, à quelques égards, l’histoire des mœurs, des tendances, des idées à un moment donné. Elle montrerait surtout comment, à côté des opérations vraies, justes et fécondes de l’industrie et du crédit, il s’est créé progressivement tout un ensemble de pratiques insidieuses, insaisissables, dont tout l’art consiste à se confondre avec l’industrie légitime, à s’abriter sous des noms d’emprunt et à se représenter comme les auxiliaires indispensables du crédit. Autrefois, et dans l’esprit même de l’institution, les bourses étaient des lieux de réunion où les commerçans venaient traiter leurs affaires, et où se négociaient les effets publics ; c’étaient des asiles légalement ouverts à toutes les transactions. Des règlemens précisaient la nature de ces transactions, le rôle des agens chargés de servir d’intermédiaires était déterminé, et ces agens devaient rester dans leur sphère. C’est là le fait primitif, le point de départ ; mais ce fait primitif s’est singulièrement étendu et compliqué. Avec le temps, on a vu se développer autour de des élémens essentiels tout ce qui constitue le jeu moderne. On n’a plus seulement négocié sur des opérations réelles, sur des effets publics ; on a spéculé sur ce qui n’existait pas, on a organisé ce vaste prélèvement d’un gain aléatoire sur des échanges factices.