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matin pour payer à la nature, dans le parc de Barrackpore, un de ces tributs que paient même les gouverneurs-généraux, et fut fort étonné, en se retournant, de trouver derrière lui son porteur d’ombrelle (chatti wallah) au port d’armes, aussi fier et majestueux que s’il eût monté la garde sur les marches du trône d’Aurengzeb.

Le personnel si nombreux de domestiques que l’Européen doit entretenir dans l’Inde est un sujet qui a été trop souvent traité pour que je dresse ici la liste des konsommah, ketmadar, bérat, misti, métor, etc., qui composent l’établissement même le plus modeste. Ce luxe d’une domesticité de douze ou quinze individus n’est après tout que le strict nécessaire, ainsi que le prouve l’aventure suivante dont je garantis l’authenticité. Avant d’aller plus loin, pour excuser les détails intimes de ce récit, je dois prier le lecteur, en manière de préambule, de se rappeler certains passages de l’immortelle comédie du Malade imaginaire. Un de mes amis était retenu au lit par un rhumatisme qui ne lui permettait de remuer ni pieds, ni mains, ni dos. Le ventre étant ballonné, la langue épaisse, à la nuit il avale quelques pilules et s’endort sous la garde de son bérat de toilette, de deux bérats de punkah et du métor, le goujat de son armée domestique : quatre humains ou à peu près, et pas un cheveu de plus que l’indispensable pour un homme de condition perclus. Que l’on en juge : vers minuit, coliques et tranchées, cris du malade, entrée du bérat de toilette et de ses deux confrères qui, malgré toutes les supplications de leur maître, restent impassibles et se seraient plutôt fait hacher en morceaux que d’usurper sur les fonctions du métor, si bien que, pressé par l’aloès, en présence de ses trois serviteurs consternés, plus malheureux que Tantale au milieu des ondes, mon pauvre ami dut faire ce qu’il n’avait pas fait depuis plus de trente ans, comme il me l’avoua le lendemain, et non sans rougir !

Cette déplorable aventure démontre assez que le plus modeste bachelier ne peut entretenir dans l’Inde moins d’une douzaine de domestiques : rusés coquins qui ne comprennent pas ou plutôt ne veulent pas comprendre un seul mot des langues de l’Europe, ne savent pour la plupart ni le nom d’une rue, ni le nom même de leur maître, et sont de plus doués du zèle le plus fougueux et le moins réfléchi ; socialistes d’ailleurs du pourpre le plus foncé avec des apparences de soumission et de respect au milieu desquelles le pauvre blanc peut, sans exagération, se comparer aux premiers chrétiens livrés aux bêtes. De là des mystifications quotidiennes et lamentables dont le premier venu doit trouver mille exemples dans sa vie privée. Appelez-vous un domestique pour lui donner une lettre à porter : le papier à peine remis, il est parti pour où ? Dieu le sait, mais assurément ni vous ni lui n’en savez rien. Monté en voiture