Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/331

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

susceptible d’en exprimer les vulgarités et les bassesses. D’accord avec les instincts de la foule, il n’a pas pour elle de dédains aristocratiques ; il parle son langage, il ne recule pas devant la description d’une batterie de cuisine et d’un costume fané, il ne rêve pas de l’éden ou de l’empyrée, il parle de la rue, du salon ou de la mansarde. Son idéal, quand par hasard il en a un ne dépasse pas de beaucoup le rêve assez prosaïque et généralement facile à satisfaire de Mme X…, ou la chimère de bonheur assez plate après laquelle le jeune Z… court depuis huit jours, et qu’il rencontrera très prochainement, je le lui promets, s’il a seulement quelques semaines à perdre et quelques paires de bottes à user sur les pavés de Paris. Si vous arrêtez le premier passant venu, et que vous lui demandiez quel est l’homme auquel il voudrait ressembler, vous êtes sûr de voir sortir de sa bouche le nom d’un héros de roman. Je ne sais en vérité qui a pu nous accuser d’orgueil, nous sommes bien modestes au contraire ; nos aspirations ne vont pas plus loin que le désir de ressembler à tel personnage que nous nous représentons fort bien sans le secours d’aucun rêve intérieur et avec nos yeux de chair et de sang.

Ne disons cependant pas trop de mal du roman, il est trop en rapport avec nos mœurs pour qu’il ne soit pas dangereux d’en médire. Il nous offre à tous un idéal facile et à la portée de notre main. C’est lui qui a fourni à bon nombre de femmes leur provision de sentimens, à bon nombre de jeunes gens leur petit bagage d’illusions ; c’est grâce à lui que tant de gens ont eu un type de perfection qu’ils ont désiré atteindre, prétention qui leur a prêté un air intéressant. Il y a donc une concordance merveilleuse entre le roman comme genre littéraire et notre vie moderne ; ce que nous désirons, c’est aussi ce que ses personnages désirent ; la réalité dans laquelle nous marchons est aussi celle dans laquelle se crottent ses héros, le miroir qu’il nous présente réfléchit bien notre visage. Il y a plus, nos sentimens, nos amours, nos haines, ne peuvent être enveloppés et représentés que sous cette forme ; sous toute autre, ils seraient ridicules. Allez donc mettre en poème dramatique la Bourse, ou les joies et les infortunes de vos voisins, vous obtiendrez le même succès et vous ferez preuve d’autant de goût que si vous mettiez en prose les monologues d’Hamlet, ou si vous coupiez l’Iliade en chapitres de roman. La nature de nos sentimens en un mot est telle qu’elle résiste à une expression poétique.

Je sais toutes les objections qu’on peut faire, et surtout que les poètes ne se décourageront pas, et continueront leurs tentatives de poétisation de la vie contemporaine. Je n’ai qu’un mot à dire à ce sujet. J’ai été frappé de voir quelquefois des hommes parfaitement honorables