Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/332

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et méritans, mais simples bourgeois d’ailleurs, porter la décoration de la Toison-d’Or, et leur audace m’a toujours frappé. Ils en étaient parfaitement dignes, je le crois ; seulement cette distinction avait été inventée pour d’autres personnages qu’eux et pour des personnages animés dépassions et de pensées qui ne seront jamais les leurs. Il est certaines choses qui n’ont toute leur valeur que lorsqu’elles ont rencontré un possesseur légitime et naturel. Or, toutes les fois qu’on parle devant nous de mêler la poésie à notre vie contemporaine, nous ne savons pourquoi nous pensons involontairement à ce spectacle blessant de la Toison-d’Or portée par nos modernes bourgeois.

Est-ce à dire cependant que toute poésie ait disparu d’au milieu de nous ? Non, sans doute ; çà et là on rencontre des hommes et des femmes qui pensent avec élévation, qui sentent avec passion et expriment avec force ce qu’ils ont senti, et qui, lorsque nous voulons les caractériser, appellent invinciblement sur nos lèvres l’épithète de poétiques. Jamais à aucune époque il n’y a eu peut-être autant d’hommes tourmentés d’une fièvre généreuse, aussi noblement inquiets, et auxquels puisse mieux s’appliquer le nom d’idéalistes. Seulement ce ne sont que des individus, les masses ne participent en rien à ce caractère poétique ; la vie générale n’est nullement en rapport avec cette disposition de l’âme et n’en est nullement affectée, et ces individus eux-mêmes ne sont poétiques que d’une manière tout individuelle, d’une manière lyrique, si nous pouvons nous exprimer ainsi. Leur poésie est tout intérieure et abstraite. Il y a un désaccord profond entre leurs pensées et leurs actes ; les aspirations seront grandes, les habitudes seront forcément vulgaires ; les paroles seront éclatantes d’éloquence, les gestes témoigneront d’une vie contrainte, anti-naturelle ; en un mot, le milieu extérieur dans lequel devra s’agiter tout ce peuple de sentimens et de pensées sera grossier et mesquin. Une foule de circonstances concourront à établir ce désaccord : les exigences matérielles de la vie, qui sont devenues et qui deviendront de plus en plus l’affaire importante de l’existence, l’absence forcée de loisirs qui en résulte, l’extrême réserve que commande l’indifférence générale, l’indignité de sentimens des cœurs qui vous approchent, la rareté extrême des personnes auxquelles on peut confier, sans crainte de passer pour chimérique ou emphatique, les secrets d’une âme tourmentée, la solitude forcée qu’engendrent de telles contraintes, et le désenchantement qui en est la conséquence, et qui vous rend odieux à la fin, en les enveloppant de ses teintes grises, les sentimens qui vous étaient le plus chers. Toutes ces circonstances déplaisantes (seule épithète qui puisse être appliquée au milieu dans lequel nous sommes condamnés