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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/333

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à vivre) ne sont point propres à développer en nous les élémens poétiques qui y sont contenus ; cependant, si en dépit de ces circonstances ils persistent à vouloir se produire hors de notre âme, ils n’en sortiront que déformés, chétifs, aussi amincis et réduits que possible. Du despotisme des vulgarités prosaïques naîtra une poésie d’un genre particulier, maladive et malsaine, misanthropique et mélancolique ; les sentimens torturés, refoulés, se plaindront et crieront, et les derniers accens de la poésie naîtront ainsi du triomphe de la prose, que, dernière misère, ils seront chargés de constater : si bien que la poésie n’aura plus alors d’autre raison d’exister que cette plainte même de ne plus se rencontrer nulle part. Elle ne vivra plus que pour accuser sa disparition, et, plus malheureuse que Cérés à la poursuite de Proserpine, elle ira par toute la terre criant son nom, demandant si par hasard on ne l’a point rencontrée ; ombre à la poursuite d’une ombre, écho répétant le bruit d’un écho !

L’histoire littéraire de notre siècle est là d’ailleurs pour constater que la poésie n’est et ne peut être qu’une œuvre personnelle. Les deux grandes manifestations poétiques de notre époque sont l’Allemagne et l’Angleterre depuis Byron jusqu’à nos jours, et l’une et l’autre témoignent de cette tendance invincible. Les conceptions poétiques allemandes, même dans ce qu’elles ont de plus général, sont des conceptions absolument individuelles et abstraites. Le poète expose à ses contemporains sa manière de comprendre la vie et le monde, il leur chante son propre système, mais il n’est pas pour ainsi dire en rapport de communauté de croyance avec eux. Cependant au premier abord, et quand on n’y regarde pas de très près, ce phénomène est moins frappant pour la poésie allemande que pour toute autre, car si elle n’a pas de rapport immédiat et direct avec la vie extérieure et les mœurs des contemporains, elle en a un plus éloigné avec les instincts de la race au milieu de laquelle elle est née. C’est ce rapport occulte et mystérieux entre les instincts nationaux et les conceptions des poètes qui a conquis à cette poésie savante la grande popularité qui ne s’accorde et ne s’est accordée jusqu’à présent qu’aux œuvres naïves et spontanées. En outre, la poésie allemande n’a jamais déserté entièrement le terrain populaire, si nous pouvons nous exprimer ainsi : née de la plus profonde analyse, elle a toujours respecté cette condition de l’art qui exige un rapport étroit entre les conceptions du poète et les idées connues de la foule, et elle a toujours fait un grand effort pour envelopper des pensées abstraites, tout à fait neuves et audacieuses, que l’homme le plus lettré aurait eu peine à comprendre, si elles lui avaient été présentées nues, dans de vieilles histoires que savait par cœur le dernier enfant des villages allemands. Traditions populaires, légendes, contes nationaux