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de l’invisible et de l’idéal, ce symbolisme platonique, ces manifestations gracieuses de la vie, — attitudes, sourires, charme des visages humains, — considérées comme les rêves et les pressentimens de la vie véritable qui est cachée en nous ainsi que le papillon dans la chrysalide, tout ce que chantent aujourd’hui les poètes anglais, c’est dans Shelley qu’ils l’ont appris. Depuis M. Tennyson et M. Browning jusqu’aux derniers venus, M. Alexandre Smith et M. Sidney Dobbell, ils dérivent tous de lui en partie. Comme lui, ils sont entièrement subjectifs, lyriques, personnels. Si leurs chants donnent souvent une forte impression de réalité, ne vous laissez pas abuser : cette réalité est celle des images dues à la force de la vision intérieure, ce n’est pas la réalité des faits extérieurs et de la vie familière.

Cette vie familière, si chère aux anciens poètes anglais, si connue d’eux, les poètes modernes ne nous en disent plus un mot. Ils ne nous entretiennent que d’une vie idéale. Ils sentent bien eux-mêmes ce qui leur manque pour être en rapport complet avec leur temps, et ils s’efforcent de mettre en scène des personnages contemporains. Dans l’année qui vient de s’écouler, deux tentatives ont été faites pour élever notre vie moderne dans les régions de la poésie, toutes deux remarquables à divers titres, et de mérite inégal : le poème de Maud, de M. Tennyson, et l’Aurora Leigh, de mistress Browning. Vains efforts ! le poème de M. Tennyson n’est qu’une autobiographie morale, dont les rares personnages passent comme des ombres à peine aperçues. On dirait que M. Tennyson a craint, s’il les accusait davantage, s’il leur donnait une personnalité, de laisser apercevoir leur vulgarité, et qu’il a jugé plus convenable de les noyer dans un clair-obscur poétique, afin que le lecteur pût rêver à son aise et les imaginer tels qu’il lui plairait. Le personnage principal est un pauvre fou, malheureux par abandon et par solitude, qui n’a jamais rien su du monde, et n’a jamais eu d’autres compagnons que les visions qui passent fugitives dans son cerveau malade et les ressentimens amers qui logent dans son cœur ulcéré. Autour de lui viennent se grouper une jeune fille indistincte comme un rêve, qui est un prétexte pour le poète d’agiter les rosiers et les myrtes jusqu’à ce que ses vers soient saturés de parfums, et un frère hautain qu’on aperçoit vaguement à la lueur rapide de deux épées qui se croisent. Çà et là il est fait mention de certains détails de notre vie moderne : il y a bien une banqueroute, mais c’est le souvenir d’une banqueroute ; il y a une fête, mais nous n’y assistons pas, et nous n’en voyons que les reflets ; la guerre de Crimée nous renvoie le retentissement lointain de ses canonnades : sons et échos perdus dans l’air, voilà tout ce que le poète a mis dans son œuvre de la vie moderne. Je me trompe,