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le poème contient un passage sur notre époque, une invective véhémente contre la société contemporaine, qui a pour but de prouver que cette société est absolument dénuée de grandeur, et qu’elle n’a pas même les vertus boutiquières.

La tentative de mistress Browning est bien plus remarquable et y a été plus heureuse ; Aurora Leigh est bien sous plus d’un rapport un poème moderne. Mistress Browning ne partage en aucune façon les opinions que nous avons émises ; elle se refuse à croire que notre vie soit aussi prosaïque qu’on le prétend. « La perspective, dit-elle en vers admirables, nous fait défaut ; oui, mais chaque âge apparaît aux âmes contemporaines absolument inhéroïque. Le nôtre, par exemple, le nôtre, les penseurs le flagellent (demandez à Carlyle), et les poètes abondent, qui dédaignent de le toucher du bout du doigt : un âge d’étain, — métal mélangé, argent plaqué ; — un âge d’écume, lie d’un généreux passé ; un rapetassage de vieux habits, un siècle de pure transition, ne signifiant rien du tout, ou signifiant seulement que le siècle qui suivra sera honteux de nous, s’il plaît à Dieu. Ce sont là de fausses pensées selon nous, et les fausses pensées enfantent de mauvais poèmes. Chaque siècle, par cette raison qu’il est contemplé de trop près, est mal vu par ceux qui vivent au milieu de lui. Supposons le mont Athos taillé, comme Xercès l’avait projeté, en une colossale statue : les paysans qui auraient ramassé du bois mort dans son oreille auraient aussi peu soupçonné sa forme humaine qu’un troupeau de boucs rongeurs broutant auprès d’eux dans les mêmes broussailles. Il leur aurait fallu reculer de plusieurs milles avant que l’image gigantesque leur fût apparue avec son profil humain bien en relief, son nez et son menton bien accusés, sa bouche murmurant vers le ciel des chansons silencieuses, et nourrie sur le soir du sang des soleils expirans, son grand torse et sa main gigantesque laissant perpétuellement échapper, comme un don de royale largesse, une rivière aux flots d’argent sur les pâturages des campagnes environnantes. Il en est ainsi des temps dans lesquels nous vivons, toujours trop grands pour être vus de près… S’il y a place pour les poètes dans ce monde un peu encombré, je le crois, la seule œuvre qu’ils aient à faire est de représenter leur époque, — non celle de Charlemagne, — cette époque qui vit si vite, aux pulsations si précipitées, cette époque batailleuse, menteuse, fiévreuse, calculatrice, pleine d’aspirations, qui dépense plus de passion, plus de chaleur héroïque entre les glaces de ses salons que Roland avec ses chevaliers à Roncevaux. Détourner dédaigneusement les yeux de nos ameublemens modernes, de nos habits noirs et de nos robes à volans pour soupirer après les toges antiques et le pittoresque, cela est fatal et de plus insensé. Le roi Arthur lui-même était un personnage fort ordinaire pour lady Genièvre. »