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de ses désirs. — Ce que vous aimez, Romney, répond-elle, ce n’est pas une femme, c’est une cause. Ce que vous voulez, ce n’est pas une épouse, c’est un auxiliaire pour une fin qui ne regarde que vous. Votre cause est noble, votre fin est excellente ; mais je me sens indigne et de l’une et l’autre, et je comprends l’amour autrement. « Vous avez une femme que vous aimez déjà, avec laquelle vous êtes déjà marié, votre théorie sociale. Soyez bénis tous deux. Pour moi, je ne suis pas assez résignée pour être la femme de chambre d’une épouse légitime. Ai-je l’air d’une Agar, dites-moi ? » À ces paroles ironiques Romney répond non moins ironiquement qu’il est désolé de lui avoir parlé d’amour sur ce ton, et qu’au lieu de lui dire noblement : « Venez, créature humaine, aimez-moi, et partagez ma tâche, » il aurait mieux fait de tourner un compliment où il aurait introduit les Muses et les Grâces. À tout prendre, ils ont l’un et l’autre une disposition d’âme qui exclut le véritable amour ; ils ne se demandent pas de se sacrifier l’un à l’autre, ils veulent rester libres et se sacrifier l’un et l’autre à un but abstrait. En un mot, ils ont l’égoïsme propre aux idéalistes. Ils se séparent donc tous deux blessés et un peu étonnés peut-être de voir qu’aucun des deux ne consent à s’immoler et à prendre l’autre comme sa suprême fin.

Les années se sont écoulées, la vieille tante est morte, et libres tous les deux, Aurora et Romney marchent chacun dans sa voie. La célébrité qu’elle poursuit, Aurora l’a obtenue à demi, mais au prix de quelles douleurs solitaires, de quel travail incessant mal récompensé par de stériles succès et par les louanges de lèvres indifférentes ! Romney, non moins solitaire qu’Aurora, quoique plongé dans les tempêtes de la vie active, est devenu membre des communes, orateur en renom, fondateur de phalanstères et d’établissemens philanthropiques. C’est là tout ce qu’Aurora sait de lui depuis l’heure où ils se sont séparés ; mais un jour elle reçoit une visite qui lui en apprend davantage. Elle voit entrer chez elle une belle dame anglaise, type accompli de perfection artificielle, une de ces dames « si douces parce qu’elles sont si véritablement orgueilleuses, si maîtresses d’elles-mêmes, et cependant si gracieuses et si conciliantes, qu’il faut un certain effort pour dire la vérité en leur présence ! » — « Elle prononça son nom tout à fait simplement comme s’il signifiait peu de chose, mais quelque chose cependant : — lady Waldemar. » La longue conversation entre les deux femmes est belle et pleine de finesse. Hardiment, et avec une sorte d’ardeur cynique, lady Waldemar confie à Aurora son amour pour Romney Leigh : « J’ai fait ce que j’ai pu pour me guérir, dit-elle ; je suis allée deux fois à Paris, j’ai joué quelque peu, j’ai essayé d’apprendre l’allemand, tout cela en vain. Je m’exprime grossièrement, n’est-ce pas ? Ah ! oui, la grossièreté de la nature, la grossièreté de l’amour, voilà qui mate