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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/350

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notre orgueil, Nous belles dames, si parfaitement drapées dans des flots de velours, nous ne sommes pas pour cela des figures de cire. Nous avons intérieurement un cœur, chaud, vif, imprudent, audacieux, aussi prompt à n’importe quel acte insensé que le cœur de quelqu’une de ces couturières en détresse pour lesquelles travaille et soupire Romney. Nous gagnons l’amour ainsi, que les autres fièvres comme le commun des mortels. L’amour ne se laisse pas piper par notre esprit, ni dépasser par la vitesse de nos équipages ; le mien a persisté en dépit de tous mes efforts. » Lady Waldemar humilie son orgueil devant celui d’Aurora, et implore presque sa protection et ses bons offices. Quelque grande que soit la fierté, on est si petit quand on aime, et pour peu que la nature soit basse, on est capable de tant de lâchetés ! Or l’âme de lady Waldemar n’est pas à la hauteur de son rang. Pour posséder Romney, non-seulement elle s’associera à ses travaux et se plongera dans les labyrinthes de la statistique, mais elle aura recours aux stratagèmes les plus noirs et aux artifices les plus condamnables. J’aime et je mens, répond-elle hardiment à Aurora, qui lui rappelle que le mensonge est incompatible avec l’amour. Ce Romney, tant aimé et poursuivi avec tant d’acharnement, va cependant lui échapper. Il se mariera, et son mariage sera le scandale de tout le West-End. Fidèle à ses principes, pensant qu’ils doivent être non-seulement crus par l’intelligence, mais autant que possible vécus d’une manière sensible, il épousera une pauvre fille du peuple qu’il a secourue, jadis dans sa détresse et qu’il a aimée pour sa douceur et sa docilité. On ne peut mieux prêcher d’exemple la fraternité, démocratique et la réconciliation des classes.

Le jour même où.elle a reçu la visite de lady Waldemar, Aurora Leigh sort pour un voyage d’exploration à la recherche de Marian Erle, la plébéienne ; fiancée de l’aristocratique radical Romney. Cela peut bien s’appeler pour elle un voyage d’exploration ; elle passe à travers un monde qu’elle a jadis refusé de connaître, le monde des vers de terre pour lequel Romney dédaignait les idéalités brillantes avec lesquelles Aurora aspirait à vivre. Nous ne retrouverons point là, ô poète, les pittoresques collines et les ruisseaux des muses. Le voile, baissé sur les yeux, Aurora passe dans les allées infectes. Un enfant chétif, éclairé par un rayon de soleil égaré, dans cet antre, jette un petit ricanement à son approche. Du haut d’une fenêtre, une femme aux pommettes rougies, au costume débraillé, à la bouche insolente et lascive, mêle aux atroces invectives qu’elle adresse à une personne invisible des insultes contre Aurora : « Eh bien ! où allons-nous, madame, avec ces damnés petits pieds ? Ah ! ah ! vous cachez votre visage comme si c’était votre bourse ; puisse notre choléra vous saisir et rendre votre visage aussi bleu qu’il est blanc ! » — « Le Christ ait pitié de vous, dit Aurora, vous devez avoir été