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puis rouvrir le fleuve de la vie et laisser couler ses flots porteurs des riches navires de commerce et des barques du plaisir pleines de chants et d’étoffes soyeuses ; Soufflez, vents, et protégez-nous. ». À l’horizon qui se déroule tristement devant son âme, Aurora cherche toujours une image chérie : la pensée d’un amour qui pouvait être, qui fut sur le point d’être une réalité et qui ne sera plus qu’un souvenir peut-être, la poursuit. Enfin un jour un point lumineux apparaît à cet horizon, si longtemps interrogé en vain. Romney arrive à temps pour recevoir les derniers adieux de Marian Erle et pour adopter, avec Aurora, son enfant orphelin.

Les cinquante dernières pages du livre sont de la plus grande beauté et dépassent en accens passionnés tout ce que nous avons lu depuis longtemps dans les œuvres poétiques modernes, nous oserions presque dire depuis Byron et Shelley. C’est une longue conversation dont malheureusement il n’est possible de rien extraire, et qu’il faut lire dans son ensemble pour en ressentir l’émotion graduée, entre Aurora et Romney Leigh. Tristes, mais non désespérés par l’amère expérience, brisés par la vie, mais non découragés, ces deux êtres éloquens et nobles passent en revue les jours qui ne sont plus, et avouent tous deux tour à tour qu’ils se sont trompés. — Oui, vous aviez raison, Aurora, le jour où vous m’avez repoussé et où vous m’avez prédit la misérable fin de mes ambitions. Oui, l’amour, quand il n’est pas guidé par un but supérieur, n’est qu’une passion vulgaire ; la charité qui borne ses désirs à satisfaire un besoin matériel, et qui ne voit pas au-delà des besoins du corps, mérite à peine le nom de vertu, et pourrait être rangée parmi les vices. Oui, l’idéal nous domine, et rien ne nous réussit, s’il n’en est pas l’inspirateur premier ; notre vie n’est noble qu’à la condition d’être tout intérieure et morale, et de plonger ses racines dans cet élément poétique invisible où vous avez respiré, Aurora, où j’ai refusé de vous suivre, où je vous ai reproché de vouloir vivre.— Vous vous êtes trompé, Romney, et moi aussi, je me suis trompée ; j’ai été malheureuse par trop d’enthousiasme solitaire, et j’ai failli dépenser tout mon cœur en immatérielles affections. J’ai voulu l’idéal sans chercher à le réaliser ; je l’ai dédaigné lorsqu’il marchait à mes côtés, je l’ai accusé de trop regarder à terre, de donner trop d’importance aux réalités grossières. Romney, vous le rappelez-vous ? j’ai dit à mon idéal : Je ne te connais pas. Je l’ai reconnu depuis et je l’ai aimé, et je vous aime, ô Romney. Ah ! l’art est grand, mais l’amour est plus grand encore.

Telle est la conclusion de mistress Browning ; on pourrait justement l’appeler la glorification de la vie. Les deux héros sont punis pour n’en avoir vu chacun qu’une face, ils sont guéris de toutes