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leurs blessures le jour où ils reconnaissent que leurs préférences étaient partiales et aveugles. La vie est ainsi rétablie dans son intégrité, glorifiée dans son essence et dans sa manifestation extérieure ; l’idéal se reconnaît chimérique sans la réalité, la réalité se reconnaît grossière sans l’idéal, et tous deux se reconnaissent inféconds sans l’amour, qui, seul, peut les réunir. Idéal, réalité, amour, l’existence de cette trinité indivisible, coexistante, coagissante, est le dogme que glorifie le poème de mistress Browning. Ceux qui nient l’existence de l’une ou l’autre de ces trois personnes, ou qui croient à leur action séparée, sont des hérétiques, des âmes en dehors de l’orthodoxie naturelle, et ils seront punis de leur hérésie, comme l’ont été Aurora et Romney Leigh.

C’est dans cette conception, bien plutôt que dans sa tentative d’envelopper dans la poésie notre vie moderne, que réside l’intérêt du poème de mistress Browning. Aurora Leigh est-il une peinture extérieure de nos mœurs, ou une inspiration individuelle et purement lyrique ? En dépit de tous les efforts de mistress Browning, qu’avons-nous vu dans ce long et beau poème ? L’histoire intime de deux âmes, une double autobiographie morale. La réalité extérieure n’y apparaît que sous la forme repoussante des misères sociales et sous la forme terne et banale des conversations mondaines. Et cependant que mistress Browning continue sa tentative : son poème, quoiqu’il se passe tout entier dans les régions de l’âme, est bien en un sens un poème de la vie moderne. Il nous présente bien comme dans un miroir impartial et calme les difficultés qui assaillent l’âme dans notre société ; il ne rend pas, il est vrai, la réalité plus poétique et l’idéal plus saisissable qu’ils ne le sont parmi nous, mais il nous explique pourquoi notre réalité est si vulgaire et pourquoi notre idéal est si vague et si abstrait. C’est que l’amour nous fait défaut, l’amour, ce véritable lien qui unit aux créatures extérieures le moi orgueilleux et rebelle ! Nous restons égoïstes en face des choses, et les choses se vengent à leur tour de notre égoïsme en nous empestant de leurs miasmes et en présentant à nos yeux des formes grimaçantes, repoussantes, laides et prosaïques à plaisir. Sortons donc de nous-mêmes et répandons notre âme au dehors, employons notre idéal comme force d’impulsion pour la lutte : il le faut pour notre santé morale et pour notre salut social, et si vous pensez que cela n’est pas encore assez pour nous déterminer à agir, il le faut même pour notre plaisir et notre divertissement, afin que le monde extérieur devienne un peu plus agréable à contempler, qu’il y ait moins de vilaines âmes dans la société et de chenilles dans la nature.


EMILE MONTEGUT.