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voulez-vous que je ne reconnaisse pas pour le plus docte des mortels un homme qui a trente légions ? »

Adrien était aussi architecte et architecte distingué, s’il fut réellement l’auteur du temple de Vénus et de Rome, le plus vaste et l’un des plus beaux temples romains ; mais ce temple, qui fait honneur à l’artiste, fut pour l’empereur l’occasion d’une action indigne, le meurtre d’Apollodore. Adrien était allé un jour avec Trajan voir les grands travaux que dirigeait l’illustre Grec, et, ayant lâché quelque sottise, Apollodore lui dit brusquement, faisant allusion à ses peintures : « Jeune homme, va peindre tes citrouilles, car tu n’entends rien à ceci. » Le jeune homme, devenu empereur, exila Apollodore, puis, ayant construit le temple de Vénus et de Rome, lui envoya le plan et lui demanda son avis ; l’exilé manqua cette excellente occasion de faire sa cour et d’être rappelé. C’était une de ces mauvaises têtes que le malheur ne corrige pas. Il indiqua à l’empereur une disposition qui aurait permis d’avoir les machines dont on se servait dans les jeux à la portée de l’amphithéâtre, et ajouta : « Quant aux sanctuaires des deux déesses, tu ne leur as pas donné assez de hauteur ; si les déesses voulaient se lever, elles ne le pourraient pas. » Adrien, blessé de l’épigramme, envoya tuer Apollodore. C’est exactement ainsi qu’eût agi Néron, si l’on eût blâmé sa manière de déclamer ou de chanter. Quand on regarde attentivement la figure d’Adrien, on s’explique et ces amertumes contre ses rivaux et cette sanguinaire vengeance d’un bel-esprit piqué. Sa bouche, fine et mauvaise, s’entr’ouvre comme pour lancer un sarcasme à qui ne peut répliquer, ou pour répondre à un mot dur prononcé autrefois par une sentence de mort. Il y a au Capitole deux bustes d’Adrien, placés à côté l’un de l’autre, qui résument toute sa conduite avec les artistes : le premier sourit d’un air triomphant à ceux qui l’applaudissent, l’autre va dicter l’arrêt de mort de ceux qui l’ont critiqué.

De ce temple de Vénus et de Rome, dont on reconnaît très bien l’emplacement, il reste d’énormes colonnes, quelques très beaux ornemens et les deux sanctuaires adossés l’un à l’autre où étaient placées les statues des deux déesses. Vénus figurait là comme mère d’Énée et protectrice du peuple romain. On ne saurait nier que la disposition du double édifice, auquel on montait par deux étages de degrés, qu’entourait un portique immense soutenu par de magnifiques colonnes de granit dont on peut juger par celles qui gisent aujourd’hui sur le sol, on ne saurait nier que cette disposition ne fût heureuse et originale. Ce qui subsiste du temple de Vénus et de Rome atteste le goût et la magnificence d’Adrien ; mais le meurtre d’Apollodore gâte tout.

Ce temple était vraisemblablement le plus grand de Rome. Toute la plate-forme avait cinq cents pieds en longueur, le temple lui-même